Propos déplacés, mauvaises blagues, intimidation, abus de pouvoir, harcèlement. Quand la cancel culture s’impose-t-elle? Dénoncer des comportements douteux et des agressions, c’est extrêmement important et ça doit continuer de se faire. Cependant, en termes de liberté d’expression, la culture du bannissement peut diviser: quand doit-on «supprimer» ou pardonner une personne?

La cancel culture – culture du bannissement ou de l’annulation, en bon français – s’impose de plus en plus, par exemple lorsqu’on parle de vagues de dénonciation lors du mouvement #metoo. Cette vague de dénonciations a redonné la voix à de nombreuses victimes qui restaient dans l’ombre et se taisaient depuis parfois trop longtemps.

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Bannir de la sphère publique de gros noms auxquels sont reprochés des gestes graves, c’est certainement l’échelon le plus important de «l’échelle» de la culture du bannissement. Le Groupe Phaneuf œuvre dans le milieu depuis 50 ans et représente de nombreux humoristes pour la production de spectacles. En juillet 2020, le Groupe Phaneuf a rompu ses liens avec l’humoriste Julien Lacroix, à la suite d’allégations d’agressions et d’inconduites sexuelles. «Au Groupe Phaneuf, on a choisi de toujours se mettre du côté des victimes, explique Véronique Bigras, directrice marketing et associée au Groupe Phaneuf. On pense qu’un·e agresseur·euse ou un présumé·e agresseur·euse ne devrait plus avoir de place dans l’espace public. On n’est pas en train de dire que ces personnes ne devraient pas travailler, qu’elles n’ont pas le droit de vivre ou qu’elles n’ont pas droit au pardon, Mais, par respect pour les victimes, on ne pense pas que ces personnes devraient avoir droit à autant de visibilité et à une deuxième chance, d’un point de vue public. Est-ce qu’une personne reconnue avec de grandes charges contre elle devrait retourner sur scène, avoir une nouvelle émission de télé? Pour le Groupe Phaneuf, c’est non.»

Dans ce contexte, lorsqu’il est question de personnalités publiques au comportement douteux, voire criminel dans certains cas, la culture de l’annulation prend aujourd’hui les devants sur les procédures judiciaires. Le public ne veut pas attendre un procès. C’est principalement via les médias sociaux que monsieur et madame tout-le-monde choisissent de s’exprimer sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas et sur les limites qui ne doivent pas être franchies. L’entourage et l’équipe de l’artiste, dans ces cas graves d’abus de pouvoir ou d’allégations d’inconduites sexuelles, emboîtent normalement le pas. «Quand il y a eu l’histoire de Gilbert Rozon et d’Éric Salvail, chez Phaneuf, on s’était rapidement positionné: tant que ces dirigeants seront à la tête de leur entreprise ou de leur émission, nos artistes n’y participeront pas. C’était beau de voir à quel point tous·tes nos artistes étaient d’accord», se souvient Véronique Bigras.

Divers niveaux à la culture du bannissement?
Maintenant, qu’en est-il d’une opinion impopulaire exprimée par une vedette, ou encore, de l’intimidation? La cancel culture doit-elle sévir aussi rapidement et sévèrement? Plusieurs se posent la question, notamment en raison des récents cas d’intimidation à Occupation Double. En effet, trois candidats d’OD Martinique ont été retirés de l’émission en raison de comportements d’intimidation. L’intimidation, ça aussi c’est grave. Cependant, l’équipe de production de l’émission a pris la lourde décision de supprimer les trois participants de tous les épisodes. De les effacer au montage, comme s’ils n’avaient jamais pris part à l’aventure. Était-ce nécessaire d’aller aussi loin dans la démarche? Est-ce qu’une mention à l’écran soulignant que ce sont des gestes condamnables n’aurait pas pu suffire? La question est légitime. La production d’OD a d’ailleurs offert une formation sur l’intimidation à tous·tes ses candidat·es à la suite des événements.

Une personne qui s’excuse publiquement, à la suite de gestes condamnables, peut-elle avoir droit à un traitement différent? «Quelqu’un qui nie, qui ne reconnaît pas ses gestes et qui ne s’excuse pas ne pourra jamais se faire aider et avoir l’aide dont il·elle a véritablement besoin. Il n’y a aucune possibilité de travailler avec un·e négateur·trice», croit la directrice marketing du Groupe Phaneuf.

En ce qui a trait aux trois candidats d’OD Martinique, leur procès public se poursuit sur les médias sociaux. Reste à voir quel impact la culture du bannissement aura sur eux. 

La cancel culture et la liberté d’expression
Un autre point important à soulever lorsqu’il est question de la cancel culture, c’est sans aucun doute la liberté d’expression. De plus en plus d’expressions et de mots sont retirés du vocabulaire populaire et public. Des œuvres de la littérature sont enlevées des bibliothèques ou on en modifie des passages, afin d’éviter de déplaire ou de blesser qui que ce soit. Supprimer des œuvres, des idées et des opinions de l’espace public, est-ce que ça ne devient pas nuisible à la culture et à l’apprentissage de tous? La culture de l’annulation; son nom l’indique: annuler quelque chose, c’est faire une croix dessus. Ça veut rarement dire y revenir plus tard pour voir si notre avis a changé à ce propos.

Ainsi, qu’en est-il de la liberté d’expression? Est-ce que les élans créatifs des artistes qui sont, on doit l’admettre, grandement touchés par la cancel culture, ne se verront pas freinés par ce qu’il·elles peuvent dire, écrire, dessiner? Le public ne se punit-il pas ainsi lui-même, en passant à côté d’œuvres qui pourraient être marquantes et positives pour nous faire grandir en tant que société? Dans les spectacles d’humour, on a parfois l’impression que tout le monde se regarde avant de rire, pour savoir si c’est correct de le faire. «Certains sujets qui nous faisaient rire il y a quatre ans passent beaucoup moins bien en spectacle, maintenant. Est-ce qu’on peut rire d’un Arabe, d’une femme enceinte: on ne sait plus trop où se placer. Et si on rit de ça, est-ce que ça fait de nous des mauvaises personnes? Il y a plein de trucs qu’on n’ose plus dire – en général pour le mieux, je pense – mais ça vient avec un petit côté où la création peut en être écorchée», remarque Véronique Bigras.

Pour des changements et une nouvelle vision
En même temps, là où certaines personnes se verront «brimées» dans leur liberté d’expression, d’autres y verront une occasion de s’ouvrir davantage aux autres et sur le monde, dans un contexte positif et, surtout, respectueux. «Je pense que tout ce débat sur la culture du bannissement et les actions qu’on prend sont nécessaires. Il faut que ça change pour le mieux, assurément. Il n’y a pas de chemin parfait, mais il faut ouvrir nos esprits et accepter de changer nos comportements. Mais surtout, je pense qu’il faut sensibiliser les gens et oser dire lorsque quelque chose ne se fait pas ou ne se dit pas», conclut la directrice marketing du Groupe Phaneuf.

Parce que c’est aussi ça évoluer en tant que société, qu’on soit pour ou contre la cancel culture. Évoluer, grandir; ça doit se faire dans le plus grand respect.

veroniqueVéronique Bigras, Directrice marketing | associée Groupe Phaneuf (crédit photo : Laurence Labat)

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