Le déclin des salles de cinéma est tristement amorcé depuis avant même la crise pandémique. Pourtant, ces dernières subissent aujourd’hui ce qu’on pourrait qualifier de véritable coup de grâce. Avec la montée en popularité des géants du streaming, leur offre de contenu toujours plus fournie et leurs superproductions, est-ce la fin du cinéma comme on l’a toujours connu? Quelles sont les répercussions de la désertion des salles pour les productions d’ici et leur rayonnement? Discussion sur le sujet avec Gabrielle Tougas-Fréchette, productrice chez Voyelles Films

L’univers cinématographique, et plus précisément celui de la projection en salle, vit une crise économique sans précédent. Fermées pendant plusieurs mois durant la pandémie, on peut dire que les salles de cinéma ont passé un sacré mauvais quart d’heure. Aujourd’hui, les mordus du 7e art ont la possibilité d’écouter des heures et des heures de contenu en continu à moindre coût, et ce, sans quitter le confort de leur foyer. Crise sanitaire ou non, l’engouement envers une séance sur grand écran accompagnée de popcorn au beurre ne semble plus être ce qu’il était. Les plateformes de streaming comme Netflix, Amazon Prime Video ou Disney+ sortent aujourd’hui plusieurs productions cinématographiques exclusives directement en ligne, sans passer par les salles obscures. Est-ce que la popularité sans cesse grandissante des «films streaming» menace le rayonnement du cinéma à «diffusion classique»? 

«Je ne pense pas que l’on peut vraiment parler de menace, croit la productrice de Voyelles Films. On est dans cette génération-là, on est au courant qu’il y a les deux modes de diffusion qui fonctionnent. Là où je dirais que c’est plus menaçant pour nos productions, c’est qu’il y a une attente au niveau des institutions qui nous financent, ils s’attendent encore à des entrées en salle pour mesurer l’engouement. C’est sûr que c’est un peu absurde vu la situation actuelle.»

Une récente enquête sur les projections cinématographiques publiée par l’Institut de la statistique du Québec révèle notamment qu’en 2021, les salles de cinéma de la province ont accueilli 7 millions de spectateurs, une hausse par rapport à 2020 (4,3 millions), mais encore bien loin des 18,7 millions comptabilisés au cours de 2019. Aujourd’hui, le box-office n’est plus la seule façon de mesurer les revenus d’un film. Les recettes engendrées par la vidéo sur demande (VSD) — comme Vidéotron (illico) ou iTunes — ont certes permis de relancer une industrie grandement mise à mal pendant la pandémie. Pourtant, il est encore difficile pour les distributeurs de quantifier la popularité d’un film par l’entremise de la VSD ou de la diffusion streaming, notamment parce que le nombre de personnes qui regardent le contenu dans un salon ne peut être calculé.  

Une mauvaise exposition du talent d’ici?
Pour Gabrielle Tougas-Fréchette, un des bons côtés du streaming, c'est qu’il permet aux gens d’un peu partout de voir les films produits. Selon la productrice, le problème réside plutôt au niveau national, alors que les productions d’ici sont sous-représentées dans les cinémas de la province et que tous ne peuvent aller voir les films à l’affiche.

«On vise encore les sorties en salles, mais quand on regarde le topo produit par Voyelles, on n’a jamais été dans plus de 6 salles en même temps. On aime être en salles et on dit aux gens d’y aller, mais j’ai l’impression que s’il y avait une règle, si les propriétaires de cinémas québécois avaient l’obligation de présenter du contenu québécois, il y aurait une beaucoup plus grande affluence. Le problème vient de là. Donc, le streaming pour nous est la seule façon que nos films soient vus. Un peu par dépit, parce qu'on n’a pas l’occasion d’être assez joués dans nos propres salles.»

Les productions de boîtes d’ici se retrouvent certes sur des plateformes de diffusion en continu, mais sont encore en très faible nombre sur celles des géants américains du streaming. Le Devoir révélait, dans un article paru en octobre de l’an dernier, que les quelques dizaines de films québécois proposés sur Disney+, Amazon Prime Video et Netflix ne représentaient que 0,1% de leur offre canadienne. Produit par Voyelles, le film All you can eat Bouddha a tout de même réussi à se tailler une place sur Amazon Prime Video, nous apprend Gabrielle Tougas-Fréchette

Mis à part une présence frileuse dans les salles, l’autre problème pour le rayonnement du cinéma d’ici réside dans le retard pris par les prestigieux festivals de films internationaux, croit la productrice. «À cause de la pandémie, il y a beaucoup de films qui ont été faits et qui ont attendu de pouvoir être présentés dans ces festivals. Donc en ce moment, c’est très difficile de se faire une place et d’être sélectionné.»

Qui dit moins de prix gagnés à l’international dit moins de films achetés par les plateformes et distributeurs étrangers.

Le facteur coût
Alors qu’un abonnement de base à Netflix ou à Disney+ coûte en moyenne une dizaine de dollars par mois pour l’accès à un vaste catalogue de films et de séries, un billet de cinéma pour une seule et unique représentation varie de 13 à 15$. 

L’offre n’est pas seulement alléchante pour les spectateurs, mais également pour les annonceurs qui se tournent vers la publicité OTT (Over-The-Top) pour joindre un plus vaste public. Plus intéressant qu’une simple annonce sur les écrans de cinéma, ce type de publicité propre aux plateformes de streaming permet notamment de mieux cibler les audiences d’un contenu donné et de mesurer la fréquence de diffusion des publicités.

Par ailleurs, plusieurs plateformes comme Hulu, Disney+ ou Paramount+ choisissent aujourd’hui de pallier la fluctuation des abonnements en proposant du contenu à moindre coût par l’entremise de l’AVOD (vidéo à la demande financée par de la publicité). Netflix a récemment annoncé se tourner bientôt vers cette solution de financement. 

La qualité, peu importe le médium
Scènes spectaculaires, effets spéciaux et acteurs de renom font partie de la recette gagnante des productions à la Netflix ou Disney+. Ces contenus attrayants qui sortent régulièrement sur les plateformes font-ils de l’ombre aux productions cinématographiques à l’esthétique moins tape-à-l'œil et au scénario plus singulier, s’éloignant des codes du blockbuster

«Je crois qu’un équilibre est nécessaire. Il doit y avoir des films de tous les budgets et de tous les horizons. C’est certain que la dominante américaine est dommage, et qu’au Québec, on est comme les 'petits Gaulois' face aux productions des États-Unis. Mais je pense que l’important est d’avoir accès à du cinéma de qualité, peu importe où on le visionne. Il y a le fait de choisir son film, de s’enfermer dans une salle noire, qui est encore selon moi la base du cinéma. Mais je ne pense pas que par le streaming, les films sont diminués dans leur essence. J’espère juste que les salles vont continuer à exister», partage Gabrielle Tougas-Fréchette

Et si, finalement, la diffusion en streaming était une manière bien de son temps d’amener la culture cinématographique directement chez les gens, tout en étant un «fil conducteur» vers cette expérience complémentaire et nostalgique qu’est le cinéma en salle?

Seul le temps nous le dira.à

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