Il va sans dire que la publicité, ou l’absence de publicité, a un impact significatif sur nos habitudes de vie et de consommation. Par exemple, depuis 2010, la consommation de tabac est en déclin dans 60 % des pays à l’échelle mondiale. Les efforts de la lutte contre le tabagisme, dont les lois entourant la publicité sur le tabac, portent manifestement leurs fruits.

Mais qu’en est-il de nos façons de penser, de la culture populaire? La publicité peut-elle véritablement agir comme vecteur de changement? En observant le tournant que prennent bon nombre de marques aujourd’hui, il y a lieu de se demander si faire évoluer la société est en train de devenir le rôle principal des agences et des annonceurs.

Préparer les clients au changement
Selon Chris Bergeron, vice-présidente, créativité inclusive chez Cossette, la mission première des publicitaires d’aujourd’hui est effectivement de préparer leurs clients aux changements sociétaux massifs qui arrivent. «On arrive dans une nouvelle société avec de nouveaux.elles consommateurs.rices. Si notre travail est de vendre, notre mission, elle, c’est de dire aux annonceurs à quoi vont ressembler le Canada et le Québec de demain. De leur donner l’heure juste», explique celle qui consacre aujourd’hui ses journées à accompagner les clients dans l’intégration des questions de diversité et d’inclusion à l’échelle de leurs communications.

Pour Sonya Bacon, spécialiste image de marque et chargée de cours à l’Université de Sherbrooke, certains changements, particulièrement ceux liés à la place de la femme, ont déjà été propulsés par la publicité au Québec comme ailleurs. «C’est une mutation profonde qui se produit depuis le milieu des années 2000. On peut penser au mouvement que la marque américaine Dove a catapulté en redéfinissant notre rapport à la beauté et à la diversité des corps féminins. Le discours de women empowerment qui favorise la prise de pouvoir des femmes dans l’espace public est devenu omniprésent. On n’avait pas ça quand j’ai commencé en pub et, aujourd’hui, les mouvements se multiplient. Les marques n’ont plus le choix.»

Reconnaître les impératifs de marché
C’est qu’au-delà de l’image, il y a des impératifs de marché. Le marché, au même titre que la société, évolue. Et pour vendre, il faut répondre à ces impératifs de marché.

Le Québec et le Canada sont beaucoup moins homogènes qu’on ne le pense. À Montréal, plus d’un tiers des personnes sont issues de l’immigration. Dans l’ensemble du pays, 13 % des gens appartiennent à la communauté LGBTQ+ et c’est sans compter les Autochtones, la neurodiversité et plus encore. Si la publicité n’est pas inclusive, elle ne représente tout simplement pas la société. Et ça, les gens ont maintenant le pouvoir de le dénoncer avec les réseaux sociaux.

«La pression publique pousse désormais les marques à s’intéresser à la diversité. Il y a cinq ans, on ne faisait pas grand-chose pour changer nos façons d’agir et de penser. Maintenant, grâce à des mouvements comme Black Lives Matter ou à des nouvelles comme celles sur le traitement des Autochtones, on observe de plus en plus une normalisation des différentes communautés culturelles en publicité. On commence à sentir l’évolution à l’écran», affirme Chris Bergeron en citant à titre d’exemple la campagne Let’s Celebrate Celebrating de Reitmans sur laquelle elle a travaillé et qui met de l’avant les traditions festives de différents groupes culturels.

Qu’en est-il de la représentation des diverses identités de genre?
«Je vois des choses, mais ce sont des phares dans la nuit. Ce n’est pas la norme, confirme Mme Bergeron qui, elle-même, s’identifie comme femme trans. Ce n’est pas suffisant d’être inclusif lors d’événements comme la Fierté. Les consommateurs.rices éprouvent de la méfiance pour les marques qui les ignorent à longueur d’année sauf à des moments opportuns. »

Sonya Bacon est du même avis : «Ce n’est plus acceptable pour les marques de se positionner sur un sujet sans poser des gestes concrets pour faire avancer le monde. Aujourd’hui, ce sont les actions qui comptent et non les communications».

Parmi celles qui ont emprunté la bonne voie, il y a l’entreprise montréalaise Garage qui a récemment lancé sa campagne «Garage pour tous» destinée à promouvoir sa première collection de vêtements entièrement unisexes et la lunetterie québécoise BonLook qui a embauché nulle autre que Chris Bergeron, non pas pour son expertise en publicité, mais comme mannequin.

Admettre ses biais
Pour Schehrazed Hamidi, directrice, service-conseil, être inclusif, c’est bien plus que de cocher la case de la diversité. Avant de penser à projeter une image inclusive, les agences et les annonceurs ont la responsabilité d’intégrer la représentation à leurs propres façons de faire. C’est la seule façon de se poser en véritable vecteur de changement. « Je suis encore très souvent la seule personne de couleur autour de la table, de mon point de vue, compter sur la seule personne de couleur pour dénoncer des pratiques racistes dans nos processus créatifs ce n’est pas la solution. C’est là que le concept d’alliés antiracistes s’impose. »

Tous les jours, les publicitaires appartenant à des groupes marginalisés subissent des micro-agressions au travail, ce qui un impact indéniable sur leur santé mentale.

«Récemment j’ai dû participer à une discussion lors d’un processus de casting portant sur le fait qu’une jeune femme arabe, qui avait été sélectionnée et présentée au client, n’avait pas l’air assez arabe. On nous demandait de trouver quelqu’un dont l’origine ethnique était plus évidente. Ce feedback est plein de biais non avoué et c’est là que réside le problème. J’étais évidemment la seule personne de couleur présente et malgré la volonté de bien faire de mes collègues, personne n’était armé pour changer des biais vieux comme le monde. Le résultat : la jeune femme arabe n’a pas eu le rôle, car elle n’avait pas l’air assez arabe.»

En plus d’être fortement minoritaires dans le milieu de la pub – voire quasi inexistants dans le cas des individus trans –, les gens appartenant à des groupes marginalisés ne sont pas suffisamment écoutés. Leurs voix sont rapidement étouffées par celles de la majorité.

Exemple parfait : la plus récente publicité du gouvernement québécois de laquelle son réalisateur, Khoa Lê, s’est lui-même indigné. Dans une publication Facebook, l’artiste affirme que le client, en l’occurrence le gouvernement de la CAQ, a «décidé durant le montage offline de changer les mots du concept initial», malgré ses efforts pour l’en dissuader. Se pourrait-il que des décideurs blancs aient ignoré les recommandations d’un réalisateur d’origine vietnamienne dans le cadre de la création d’une campagne mettant exclusivement en vedette des personnes issues de la diversité?

«Il faut d’abord commencer par reconnaître qu’on a tous des préjugés ou des biais enterrés sous une pile de bonnes intentions et qu´il y a un manque de représentation immense dans nos agences, conclut Mme Hamidi. Plus il y a de diversité autour de la table, plus c’est facile de voir et de dénoncer les situations problématiques et discriminatoires. »

Certains diront qu’indépendamment de la couleur de peau, de l’identité de genre ou des origines ethniques, les agences ont simplement le devoir d’embaucher les meilleures personnes.

C’est vrai. Mais dans la société actuelle, qui sont ces bonnes personnes? Probablement celles qui sont les mieux placées pour dire aux annonceurs à quoi vont ressembler le Canada et le Québec de demain. De leur donner l’heure juste. 

Reitmans