Parmi les corps de métiers créatifs dits à risques, designers graphiques et illustrateurs n’échappent pas au grand drame de devoir non seulement rivaliser contre la démocratisation technologique de leur art, mais aussi de souffrir d’un manque certain de cohésion au travers de la compétition. Discussion sur le sujet en compagnie de membres de la confrérie.

Pour un abonnement de 150 $ par an, une application (dont nous tairons ici le nom) vous promet de faire du design graphique comme un pro dans le confort de votre cuisine. Une suite bien connue, quant à elle, a récemment permis à votre tante de brander le logo de son atelier de création. Et sans parler du beau-frère de votre client, qui, semble-t-il, lui aurait permis d’arriver à un résultat similaire à votre travail, mais pour une fraction du prix. Entre le déploiement quasi hebdomadaire de nouvelles technologies et la concurrence déloyale des beaux-frères (on les salue), les métiers de designers graphiques et d’illustrateurs subissent (depuis un moment déjà) une traversée du désert, qui poussent les artistes à repenser leur approche du travail pour être non seulement payés à leur juste valeur, mais aussi croire en la pérennité de leur emploi. Un constat généralisé au sein de la communauté des artistes du visuel ?

L’éducation
Nous avons posé la question à Vanessa Robitaille Delisle, designer graphique, illustratrice et coadministratrice de la page Facebook Illustrateurs professionnels du Québec. « Les faits que vous énumérez sont tous réels, confirme-t-elle. Oui, la démocratisation du médium fait en sorte que n’importe qui, ou presque, peut désormais s’improviser designer graphique ; et, oui, nous avons tous déjà entendu cette phrase un peu plate faisant allusion à un quidam qui pourrait faire aussi bien que nous pour le quart du prix. Mais c’est là que l’éducation entre en ligne de compte. Il m’apparaît important de toujours rappeler aux clients potentiels que la compréhension du graphisme est une étude — et non une appréciation instinctive. Jamais un logo créé par un amateur pour 150 $ ne vaudra le travail d’un designer graphique payé 3000 $ pour avoir analysé et exécuté les besoins du client. C’est pas juste un loisir, notre affaire, c’est un job pour lequel nous avons longuement étudié et pour lequel nous continuons de nous perfectionner chaque année, et ce, pour être à la fine pointe des tendances et de la technologie. M’est d’avis que la dernière chose à faire pour un client est de vouloir économiser sur la création d’un logo, par exemple. Ou de n’importe quel graphisme en général. En fait, je devrais plutôt dire que c’est la meilleure façon de perdre de l’argent. Confier la création de son identité visuelle à un professionnel t’assure de faire rayonner ta marque ou tes contenus de la meilleure façon qui soit. Ça se travaille dans la nuance, dans la réflexion. C’est un bel investissement, et ç’a un prix. »

Appel à la solidarité
Parlons-en, du prix. Selon les données du site talent.com, le salaire médian d’un designer graphique en 2021 s’élève à 43,4 K$, pour un tarif horaire de 22,25 $ de l’heure. Des chiffres qui en font plus d’un se questionner. « Six ans après ma sortie du Cégep du Vieux Montréal, je signais à l’époque le plus lucratif contrat de ma jeune carrière, confie Magalie*. Un logo pour une grosse corporation. Le montant qu’on m’avait offert était dans les cinq chiffres. Je capotais. J’ai travaillé tellement fort, mais j’étais fière du résultat. Et je suis certaine que ceux qui lisent cet article ont déjà vu le logo en question. Mais ça fait déjà presque 17 ans de ça. Moi, j’ai travaillé comme designer graphique pendant 22 ans. Bientôt 23. J’ai été amenée à faire de beaux mandats, mais les dernières années ont été tough. Financièrement, je suis incapable de modifier ma tarification à la baisse pour concurrencer des whiz kid de 22 ans. Ça fait qu’on m’engage moins. Et puis je me sens trop vieille pour retourner me perfectionner. Mais faut que je gagne ma vie. Et ça me fait royalement chier d’avoir à accepter des gigs à rabais parce qu’une finissante d’un collège X ou Y accepte de le faire gratuitement pour se faire un nom. En tant que old timer, j’ai envie de dire aux jeunes d’être solidaires et de cesser de travailler pour rien ou à rabais. Un jour, vous aussi serez confronté au même problème. C’est tellement une belle job ce qu’on fait, donnons-nous les moyens de continuer à la faire dans des contextes potables. »

Fini les rabais
Le travail à rabais, donc. Est-ce un sujet fréquemment abordé au sein des communautés de la fratrie ? « Ça se jase, affirme Vanessa Robitaille Delisle. Disons qu’on le sait que ça existe, que plusieurs jeunes qui sortent du cégep vont travailler pour pas cher, voire même pour rien ! afin de se faire un nom. C’est pas quelque chose qu’on encourage, loin de là. Tu viens de te claquer trois années d’études, peut-être davantage : tu n’as pas fait ça pour obtenir 15 $ de l’heure ou pour négocier des forfaits à rabais. La notion des grilles tarifaires n’est pas une vérité absolue. Mais ça ne commence pas au salaire minimum non plus. Je parle souvent de l’éducation, mais, il y a de ça 15 ans, pendant mes études, on ne nous parlait pas encore de ça à l’école... » L’est-ce aujourd’hui ? Nous avons posé la question à une enseignante collégiale en design graphique d’un cégep de l’Est du Québec, laquelle souhaite garder l’anonymat. « La situation a en effet changé au cours des dernières années, affirme-t-elle. Nous offrons désormais de l’information sur les sujets relatifs à l’argent à nos élèves dans trois différents cours. Un cours de cinquième session, entre autres, nous permet de les préparer en vue de leur entrée dans le monde professionnel. Comment faire ses factures, comment évaluer un forfait, le temps que ça prendra, etc. Mais on ne rentre pas dans le détail de la grille de facturation, si je peux dire. Et, oui, je suis très au courant que des jeunes qui entrent dans le milieu tout de suite après le cégep vont travailler pour des peanuts. Je le dis : il faut que ça cesse. On enseigne à des jeunes passionnés, motivés ; on fait un travail extraordinaire – et je suis convaincue qu’on l’exercera encore longtemps. Mais donnons-nous le luxe d’avoir envie de continuer. » 

*Nom fictif.