« Nous sommes Alexis Boulianne et Ariane Labrèche, deux journalistes du Québec qui avons fait le pari de lancer notre propre média indépendant, Kilomètres. »

Kilomètres
Alexis Boulianne et Ariane Labrèche

Voilà ce qu’annonçaient les deux journalistes et photographes avant de partir un an à l’international (Asie, Europe de l’Est, Afrique). « Il fallait qu’on fasse bouger les choses plus radicalement, je voyais la ligne tracée dans mon emploi et ça ne me rassurait pas toute cette routine », raconte Alexis, nous expliquant alors que lui et sa copine Ariane étaient bien décidés à partir et à tout laisser derrière pour cette aventure à l’étranger. « J’ai vendu ma voiture, on a tout mis dans un camion déménageur le 31 mars 2019 et le 1er avril on était dans l’avion », ajoute Ariane, le sourire aux lèvres. Pour les deux jeunes professionnels, c’était ça, le journalisme, et il fallait prendre des risques. « On s’est lancé dans l’aventure, mais aussi dans les multiples risques de l’indépendance journalistique, c’est ça le plus gros plongeon, à mon avis », renchérit-elle.

Indépendance journalistique : des risques financiers
Ariane et Alexis ont bien vécu ce que décrit Valerian Mazataud, vice-président du conseil d’administration de l’Association des journalistes indépendants du Québec, c’est-à-dire un lien très fragile avec les médias québécois en plus d’une gestion des coûts tout aussi complexe. « Quand j’étais à Haïti, j’ai calculé que mon budget pour une semaine, c’était le budget de Radio-Canada pour une heure, c’est incomparable ! Évidemment, faire partie du personnel d’un grand média apporte donc souvent plus de sécurité », explique le vice-président de l’AJIQ. Alexis Boulianne raconte pour sa part qu’au moment de leur départ, « très peu de médias avaient les deux pieds à l’étranger, mise à part Radio-Canada » et que ce manque serait assurément à leur avantage : « on voulait documenter les histoires des humains qui se trouveraient sur notre route et c’était ça le but d’être indépendant, de pouvoir raconter ce qu’on voit. » Or, beaucoup de journaux et médias à ce jour réservent un budget plutôt désolant pour les pigistes indépendants comme Alexis et Ariane, et accordent parfois 50 $ par feuillet. « Ce n’est pas parce qu’il y a un manque d’intérêt pour les reportages internationaux, c’est souvent parce que le budget réservé à la pige est restreint », précise Alexis.

Heureusement, il existe quelques rares exceptions. « Au départ, ça allait bien parce qu’on était à Hong Kong », explique Ariane. « Après, il y a eu des hauts et des bas… Mais la courbe de progression était là et on est devenu meilleur dans beaucoup de domaines. On faisait des pitchs plus efficaces et on se familiarisait ironiquement avec chaque pays dans lequel tout nous était étranger. C’est aussi une chose que nous n’avions pas apprise à l’école, le terrain. On n’était pas informé des situations dangereuses et des risques qui changent d’une région à l’autre. Tout est à réapprendre chaque fois qu’on change d’endroit. » Les deux journalistes expliquent qu’ils ont appris également que l’appétit pour les reportages étrangers venait des régions les moins visitées ou les plus underground, comme le Kazakhstan. « On a choisi des pays où c’était plus facile de vendre des articles », ajoutent-ils.

Le risque : trouver des histoires abracadabrantes
Être au Kazakhstan, c’est une chose, mais trouver quelque chose à raconter d’original qui suscite l’intérêt des médias à budget, c’est autre chose. Ariane nous raconte une fois où elle et son copain ont fait preuve d’originalité. « On revenait de Corée du Sud et on s’installait à peine à Almaty, la plus grande ville du Kazakhstan. C’est en se promenant dans les marchés qu’on a découvert, avec étonnement, que beaucoup de marchands vendaient des bacs remplis de banchans, qui sont des plats traditionnels de la Corée. 4 000 kilomètres séparent les deux pays, alors on s’est demandé ce qui était à l’origine du croisement culturel et on a découvert que des milliers de Coréens avaient été déportés par Staline en 1937. Cette manière-là d’investiguer a été une expérience vraiment incroyable pour moi. » Le reportage a d’ailleurs été publié dans Le Devoir.

Pour Alexis, c’est à Lesbos que le jeune professionnel a fait ce qui se rapproche le plus du journalisme à l’international, selon lui. « Nous avons reçu une bourse pour mener un reportage sur les demandeurs d’asile des communautés LGBTQIA+ à Lesbos, en Grèce. Le premier jour, à notre arrivée, on a commencé à arpenter les rues et les camps de réfugiés. C’est là qu’on s’est rendu compte à quel point c’était délicat de mener un reportage de la sorte, puisque la vie des gens de la communauté LGBTQIA+ était automatiquement mise en danger si nous posons trop de questions. Ces gens sont partis justement parce que leur orientation sexuelle était la cible de violence dans leur pays et rien ne présageait que la situation était meilleure dans les camps : meurtres, attaques au couteau, l’ostracisation des homosexuels n’est pas rare à Lesbos. Nous devions donc être discrets et pourtant nous devions trouver des gens qui étaient prêts à parler. On est finalement tombé par hasard sur quatre Camerounais très sympathiques qui connaissaient quelqu’un qui était homosexuel. Ça a commencé comme ça, mais ce n’était pas gagné d’avance puisque nous avons dû construire un lien de confiance avec Joseph et avec les quatre autres qui ont accepté de parler. Il y a toujours des risques quand on traite d’histoires traumatisantes et il faut prendre son temps pour arriver à créer le reportage qu’on a en tête. » Ce reportage a intéressé Urbania, qui l’a publié en février 2020.

Le journalisme est-il un métier à risque seulement quand on est à l’international ?
« Non », répond rapidement Ariane. « C’est part of the job, surtout aujourd’hui. » Les deux journalistes s’entendent pour dire que le métier fait face plus que jamais à des menaces et de la violence psychologique. Alexis explique : « Avant, les gens qui voulaient se plaindre d’un journaliste devaient écrire une lettre. Écrire sa lettre, la mettre dans une enveloppe, la signer et l’envoyer par la poste, c’était suffisant pour en décourager plusieurs. Or, aujourd’hui avec les réseaux sociaux, c’est rendu facile de lancer des roches aux médias et aux journalistes. Et les professionnels de l’information font de plus en plus face à des violences psychologiques, c’est certain. » Violences psychologiques, les réseaux sociaux nous en donnent leur dose, c’est certain. Inquiet par la radicalisation d’une certaine branche de la population, Alexis ajoute que « ici, le risque c’est ça, mais en Turquie, par exemple, on se fait enfermer pour avoir pris la parole. » La Turquie, bien qu’étant une alliée à l’Union européenne, reste à ce jour la plus grande prison du monde pour les journalistes.

Aujourd’hui, Ariane est édimestre pour Radio-Canada, et Alexis occupe le même poste pour Mordu.

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