À la croisée entre un drame de fiction (lire ici un très mauvais épisode de Black Mirror) et un documentaire, The Social Dilemma a eu l’effet d’un obus lorsqu’il a été déposé sur Netflix (qui, par ailleurs, fonctionne avec des algorithmes ba-dum-tss!) en septembre 2020. Édifiant portrait sur les réseaux sociaux et les risques auxquels les internautes s’exposent, le docu-drame-choc de Jeff Orlowski a-t-il eu l’effet escompté ? Le documentariste ne cachait pas qu’il convoitait que son film serait, pour les réseaux sociaux, ce qu’a été An Inconvenient Truth d’Al Gore pour le réchauffement climatique. Tour d’horizon de l’industrie.

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Image via The Social Dilemma 

L’envers de la médaille des réseaux sociaux

Dès sa sortie il y a quelques mois, Derrière nos écrans de fumée était sur toutes nos lèvres et sur tous nos… écrans. Un tel et une telle nous recommandait – via les réseaux sociaux what else ? — d’écouter ce qu’avaient à dire des anciens de Google, de Facebook, de Pinterest et de Twitter. S’ajoutent à la liste d’intervenants experts en éthique de l’intelligence artificielle, psychologues et alouette nous mettant en garde contre de dangereux aspects des réseaux sociaux. D’un, on nous épie. De deux, on nous manipule pour rester engagé le plus longtemps possible. Tertio, et non le moindre, on renforce nos biais et nos blind spots en ne nous divulguant que ce qui pourrait nous intéresser. Ce qu’on sème à travers votre fil d’actualité peu importe l’interface ne sera certainement pas le même contenu que celui de la collègue, l’ami, la cousine ou l’oncle. À tour de rôle, les experts sonnent l’alarme : ces plateformes nous conduiraient à notre perte.

Sans grande surprise, l’industrie de la publicité n’a pas autant été ébranlé par les faits divulgués dans le documentaire. Algorithmes, pixels et compagnie : il n’y a plus aucun secret. Au demeurant, c’est quelque peu notre gagne-pain, n’est-ce pas ? Mais d’en avoir la confirmation par les architectes mêmes de ces plateformes peut s’avérer « angoissant », eux qui ne laisseraient pas leur propre progéniture y accéder (!)

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Image via The Social Dilemma 

Craindre ou ne pas craindre

D’emblée, Émilie Desgagné, directrice de contenu, s’étonne que les gens n’étaient pas au courant, en faisant allusion à des contacts affirmant haut et fort sur Facebook qu’ils ne remettraient plus jamais les pieds sur la plateforme de Mark Zuckerberg. « Après réflexion, je me suis dit que si tu ne travailles pas en marketing, tu ne peux pas connaître l’ampleur des algorithmes. » Œuvrant depuis près de 10 ans dans le milieu des médias sociaux, le directeur principal, numérique et contenu Remi Aboussouan n’a rien appris de nouveau non plus. Sauf que… « Même pour quelqu’un comme moi qui baigne là-dedans depuis des années, s’arrêter, réfléchir et prendre conscience de la force des algorithmes et des mécanismes mis en place pour qu’on passe le plus de temps possible sur chaque plateforme, ça fait peur », confie-t-il.   

Mai Anh Tran-Ho, qui travaille dans une boîte d’intelligence artificielle comme directrice, livraison et amélioration continue, atteste que ce documentaire n’a pas renforcé ses craintes puisqu’elle n’en avait pas. « J’ai 3 Google Home à la maison, une maison connectée, un iPhone qui m’écoute sûrement, un compte Gmail qui peut lire mes courriels… (RIRES) Mais ça m’a souligné une fois de plus l’importance de l’éducation par rapport à ces nouveaux outils de communication », révèle-t-elle. Grâce au documentaire, elle a découvert le Center for Humane Technology. « Je trouve ça important qu’il y ait plus de personnes qui s’intéressent à cet aspect de la chose. Je ne pense pas que c’était l’objectif premier du documentaire, mais je n’aime pas l’idée que ça puisse faire peur aux gens. Les technologies sont et doivent être là, pour nous aider à mieux faire quelque chose qu’on fait déjà. Communiquer, rechercher, analyser... », fait-elle remarquer.  

D’ajouter Rémi Aboussouan. « Je pense que c’est important que tout le monde soit conscient qu’un algorithme ce n’est ni bon, ni mauvais. C’est fait pour accomplir le mieux possible un objectif qu’un humain lui donne. » En revanche, estime-t-il, si le seul objectif recherché est de s’assurer qu’on passe le plus de temps possible devant nos écrans, et ce, peu importe les impacts sur la santé physique et mentale, là ça devient inquiétant. « Je crois tous les intervenants de The Social Dilemma lorsqu’ils disent que toutes ces plateformes ont été créées avec des objectifs nobles et c’est vrai qu’à bien des égards les avancées technologiques qu’ils ont engendrées ont simplifié et amélioré notre vie. » 

Ce documentaire nous alerte aussi sur le potentiel danger des réseaux sociaux sur la santé mentale chez les plus jeunes. Cet aspect vient toucher une corde sensible chez Émilie Desgagné, maman de deux enfants. « Je pense que ça ne sert à rien de faire comme si ça n’existait pas et d’essayer de protéger nos enfants au maximum. Oui, il faut les éloigner et les gérer, mais aussi être conscient que ça va faire partie de leur vie, no matter what », dit-elle.

Mère d’un jeune poupon, Sonia Ghaya, est très succincte dans ses publications. Deux-trois stories par-ci par-là, puisqu’après 24 heures, elles disparaissent. Sa famille et celle de son copain n’ont toutefois pas le droit de publier des photos et des vidéos de son enfant sur les plateformes sociales. Serait-ce pour protéger son identité numérique ? « Aucune idée, laisse-t-elle tomber honnêtement. Je pense que je suis moins portée à exposer une facette de ma vie sur les réseaux sociaux. »

Dilemme moral

La pub, le mal du siècle ? « Les gens voient la publicité comme le démon. Que ce soit à la télé, sur les panneaux publicitaires ou dans ton feed, tu as le choix de déconnecter. » Si Émilie Desgagné avoue que la publicité peut être invasive et omniprésente, elle estime qu’en termes de retour sur investissement, il n’y a pas meilleur… investissement ! Œuvrant pour une organisation sportive, elle atteste que les billets se vendent en partie grâce aux réseaux sociaux. « Les campagnes Facebook, ça marche. Les campagnes en story Instagram, ça ne coûte pas cher et ça marche », ponctue-t-elle.

Sonia Ghaya, qui navigue sur les réseaux sociaux depuis plusieurs années dans le cadre de son travail, ne se sent pas « mal » non plus. « Éthiquement parlant, je ne me sens pas mal de booster une publication pour amener des gens à écouter une émission. Je n’ai pas de problème moral par rapport à ça puisque le produit que je mets de l’avant, c’est la culture québécoise. J’utilise les mêmes stratagèmes qui ont été exposés dans le documentaire afin de faire de la promo télévisuelle des émissions faites ici avec des comédiens d’ici et des auteurs d’ici. »

À GO, on se déconnecte ?

Est-ce qu’on pourrait dire que ce film serait un wake-up call ? Pas pour Émilie Desgagné, qui avoue toutefois être moins sur son téléphone ces jours-ci, pour être davantage présente auprès de ses enfants. Si le documentaire n’a pas été très révélateur pour Jérémy Nguyen, qui travaille en marketing automatisé, celui-ci lui a quand même fait réfléchir à ses habitudes en ligne. « Plus on surfe de façon confortable, plus on s’y habitue et on a tendance à oublier ce qui se passe derrière. C’est donc un bon refresher », résume celui qui évite de trop partager sur les médias sociaux, et ce, bien avant la sortie du film.

Remi Aboussouan pense quant à lui que ce docu-fiction est un puissant wake-up call. « Il est urgent qu’on ait un réel débat de société sur les réseaux sociaux avant qu’il ne soit trop tard. Les notions de polarisation des débats et de la propagation des fausses nouvelles, notamment, m’inquiètent beaucoup. » Même son de cloche chez Mai-Anh Tran-Ho. « Si on ne fait rien bientôt, ensemble, formellement, on va en récupérer les pots cassés (et différents pots cassés ! Clivage entre les classes et les idéologies, problèmes de santé mentale, etc.). Ce n’est pas une personne seule qui doit changer ses habitudes. Il faut introduire cette conscientisation dans les écoles, dans les organismes et dans les entreprises », croit-elle.

Il serait faux de dire que Remi Aboussouan utilise moins les réseaux sociaux depuis la sortie du film d’Orlowski, mais il a modifié ses paramètres de notifications pour en recevoir moins sur son mobile. Wise. Idem pour Mai Anh Tran-Ho, qui n’ajoute pas de hashtags à ses publications et son profil Instagram est passé en mode privé. Sonia Ghaya, elle, avait déjà entamé le réflexe de ne plus publier les moindres détails de sa vie privée sur les plateformes sociales, chose qu’elle faisait régulièrement avant. « Le documentaire m’a seulement montré que je faisais la bonne affaire », tranche-t-elle. Elle signale que la plupart des gens qui travaillent dans les réseaux sociaux, de près ou de loin, ont eu le même réflexe ou presque. « Ils ont des comptes à titre de voyeurisme, si on veut, et pour garder contact sur Messenger. »    

Si ce n’est pas déjà fait, le docu-drame-choc peut être écouté sur la plateforme Netflix. Est-ce qu’il nous apprend quelque chose de nouveau ? Non. Est-ce qu’il nous offre des solutions ? Hélas, non plus, sauf peut-être pointer du doigt les utilisateurs. Mais il en vaut tout de même le détour. Selon Remi Aboussouan, toute personne ayant un compte sur les réseaux sociaux ou ayant un téléphone intelligent devrait visionner le documentaire. « Pour réaliser la puissance de la machine qui se cache derrière notre téléphone », conclut-il.

Comble de l’ironie? La fin du documentaire invite les téléspectateurs à prendre action en se rendant sur le site thesocialdilemma.com. Parmi les gestes recommandés pour (sauver l’humanité hehe)? Faire la promotion du film sur ses réseaux sociaux… 

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