À ma fenêtre, un dessin délavé d’un arc-en-ciel dessiné par mes enfants ce printemps est toujours affiché, six mois plus tard. Il a vu trois saisons passer à l’extérieur et toute une vie à l’intérieur. En tant que planificatrice stratégique, je ris souvent du fait qu’on me paye pour prédire et définir le futur pour nos clients (je me suis même acheté une boule de cristal pour m’aider), mais même avec tous mes outils, mes plans et mes méthodologies, je n’ai jamais vu venir ce qui allait m’arriver cette année, sans mentionner comment ça transformerait mon cerveau et ma carrière.

Depuis trois ans, en plus de gérer ma famille, ma carrière, et le groupe des Professionnel.les des médias sociaux et du Web du Québec, je jonglais également avec le cancer de la prostate agressif de mon père, qu’on avait découvert peu après son 60e anniversaire.

Heureusement, j’étais super bien entourée par ma famille de bureau chez Tam-Tam\TBWA, qui m’ont accompagné de main de maître pendant les hauts et les bas entourant son cancer. J’ai aussi eu la chance incroyable de diriger toutes mes émotions dans des campagnes cathartiques comme « l’o#$% de campagne » pour la Fondation québécoise du cancer, qui nous a permis de proclamer haut et fort que si tu veux te sentir mieux, que tu sois patient ou proche : l’émotion, faut que ça sorte.

La santé mentale a toujours été un sujet d’importance pour moi, d’où ma grande fierté de me joindre plus tôt cet été au conseil de direction du bec. En 2003, je recevais un diagnostic de troubles anxio-dépressifs qui m’habitent depuis comme des vagues sur l’océan — parfois invisibles, parfois tourmentées. Mais au fil du temps, avec la thérapie et la médication lorsque nécessaire, je suis parvenue à contrôler mon trouble. Tellement bien que j’ai commencé 2020 en célébrant plein de petits et grands succès : j’avais cessé de fumer la cigarette et de consommer du cannabis, j’avais commencé à m’entraîner et ma carrière allait super bien. Bref, je n’avais jamais été si heureuse et bien dans ma peau. Même la santé de mon père, malgré le fait qu’on entamait la troisième année de sa maladie, semblait stable.

Le tapis arraché sous les pieds

En mars, après avoir ressenti des symptômes s’apparentant à la COVID-19, mais n’ayant malheureusement pas accès au dépistage à cause des contraintes imposées (ils ne testaient alors que les personnes ayant voyagé ou ayant été en contact avec une personne avec un diagnostic confirmé – j’ai même attendu au téléphone plus d’une heure pour ensuite m’en faire refuser l’accès), j’ai mis ma famille en quarantaine imposée. Quelques jours plus tard, la province se confinait, elle aussi. Mes parents étant clairement vulnérables (mon père souffrant d’un cancer et de troubles cardio-respiratoires, et ma mère souffrant du MPOC), nous nous limitions à des appels en visio. Tous les jours, on se donnait des nouvelles sur la pandémie, et tous les jours, je voyais à l’écran la santé de mon père se dissiper.

Constatant la situation dans les CHSLD, mon père refusait catégoriquement qu’on le sorte de son appartement. Malheureusement, sa condition se détériorait à la vitesse de la lumière, au point tel où j’ai dû briser le confinement en mars et en avril pour aller m’occuper de lui en rotation avec ma petite sœur, afin de nous assurer qu’il prenne ses médicaments et afin de nettoyer et faire son épicerie. La télé religieusement allumée sur LCN, on parlait sans cesse des impacts sur les hôpitaux, d’Arruda et de Legault, de la science ignorée, de la réalité qui attendait mes clients et mon agence. Même si mon père était malade, il se faisait une joie de parler de mes enjeux d’affaires plutôt que de ses enjeux de santé, qui étaient rendus très inquiétants.

Le matin de Pâques, après avoir consulté son médecin d’urgence car il n’était plus en contrôle de son corps, nous devions faire l’impensable : on envoyait mon père à l’hôpital Sacré-Cœur pour une intoxication à ses médicaments et traitements, et ce, malgré l’insistance du personnel ambulancier qui ne recommandait pas de l’y mener. On ignorait, à ce moment, que l’hôpital faisait face à une des éclosions les plus importantes de la province.

Après avoir passé deux tests négatifs pour la COVID-19, mon père a été transféré à l’étage dans une zone verte/froide. Il avait effectivement frôlé la mort et nécessitait un arrêt de tous ses traitements afin de reprendre des forces et d’entamer l’étape palliative de son cancer, qui selon les médecins, durerait environ un mois selon sa condition. Pendant des journées complètes, j’étais au téléphone à tenter de le transférer dans un centre palliatif afin de pouvoir être à ses côtés. On avait dû briser notre promesse de lui offrir une mort en dignité chez lui, et entouré de sa famille. Je faisais donc tout mon possible pour le sortir de là. Après deux tentatives échouées, on avait enfin trouvé un centre qui pouvait le prendre en charge. Il suffisait de faire un dernier test de dépistage.

Le jour de son transfert, j’apprenais que mon père avait contracté la COVID-19 à l’hôpital. C’était le même jour que Radio-Canada diffusait son reportage sur la condition dans l’unité COVID… de Sacré-Cœur. Plutôt que d’aller dans un centre palliatif, il a été transféré dans une chambre dans la même unité COVID qu’on a tous vue à la télé, et avec un patient mourant violemment de la maladie comme voisin de chambre. Nul besoin de dire que l’état émotif de mon père était sévère et ses appels étaient davantage des appels à l’aide. Il me suppliait de le sortir de là.

Une semaine plus tard, après avoir tout essayé pour trouver un centre palliatif qui l’accepterait dans son état afin d’être à ses côtés, car c’était impossible d’avoir accès à l’unité voire même à l’hôpital, j’écrivais une lettre au premier ministre Legault ainsi qu’aux ministres McCann et Blais pour implorer leur aide. On était certainement loin d’être la seule famille à vivre cet enfer et on avait besoin de changement rapidement. Ce qu’on vivait était inhumain. Je n’avais pas vu mon père depuis un mois et je risquais ne pas le voir avant qu’il nous quitte, situation que je refusais d’accepter.

À 18 h, j’envoyais la lettre.
À 20 h, j’apprenais que mon père venait de mourir.

Dévastée, je devais maintenant annoncer à ma famille la dure réalité. Le lendemain matin, 27 avril, deux jours avant la journée la plus meurtrière de la pandémie au Québec connue à ce jour, le téléphone sonnait : c’était la députée Marwah Rizqy, qui avait été informée de la situation de mon père et qui voulait aider. Après lui avoir annoncé le décès de mon père et d’avoir pleuré avec elle pendant plusieurs minutes, elle nous plaçait en appel conférence avec le député Gaëtan Barrette pour corriger la situation pour d’autres familles. Plus tard dans la journée, les appels des médias voulant mettre en lumière notre combat ont commencé. Quelques jours plus tard, j’apprenais que le premier ministre avait été informé de la situation grâce à mes ami.es incroyables et à la mobilisation des médias, et la ministre McCann avait lu ma lettre. 24 heures plus tard, le centre palliatif était ouvert. On avait réussi notre mission, quoique trop tard pour en profiter.

Malgré le « win», j’ignorais la série de complications qui allait suivre, toujours en lien avec la maudite COVID-19. Organiser des funérailles sur Zoom fut toute une expérience, disons.

Après un arrêt de travail de trois semaines, je « revenais au bureau ». Suffit de dire qu’après un mois, je constatais que mon état de santé mentale était loin d’être à son meilleur. Avec le soutien et l’amour de mon équipe, j’ai choisi de prendre six semaines de congé supplémentaires afin de vivre mon deuil et de gérer le testament de mon père, semaines pendant lesquelles j’ai eu la chance d’être accompagnée par une thérapeute spécialisée en deuil. Mon plus gros apprentissage : je ne vivais pas seulement un deuil. Je vivais un traumatisme.

Au fil des mois, alors que le soleil et la météo nous aidaient à oublier la pandémie qui était toujours à nos portes, je travaillais avec nos clients (des restaurants, des OBNL, des banques alimentaires, etc.) pour gérer les impacts de la pandémie sur leurs affaires, chacun nécessitant des plans de contingence pour un re-confinement potentiel à l’automne. Tous les rapports et études que je lisais projetaient un re-confinement, donc tous mes plans A étaient conçus pour un re-confinement, au grondement de mon équipe. Je me trouvais de plus en plus comme une porteuse de la mort, une « grim reaper ». La COVID était omniprésente dans ma vie. Mon cœur battait à 130 plusieurs fois par jour (ce qui pouvait être attribué à la COVID). J’arrêtais de respirer régulièrement et ai même dû éteindre la caméra pour cacher mon angoisse lors de plusieurs rencontres. Les larmes étaient également de plus en plus incontrôlables, alors que j’étais déjà hantée par la réputation d’être la braillarde du bureau. C’était de plus en plus clair, je développais un trouble de stress post-traumatique.

C’est pour cette raison que j’ai procédé à une session de « destruction créative assistée » : éliminer le plus de stresseurs possibles de ma vie. J’ai remis les clés au groupe des Pros à Frédéric Tremblay-Naud, notre directeur, stratégie numérique, après l’avoir bâti et fait croître à plus de 7000 membres. J’ai aussi diminué mes participations à des initiatives d’industrie et mis sur pause quelques projets d’affaires.

En échange, je me suis investie dans un processus de création quasi thérapeutique. Suite à une discussion que j’ai eue avec mon père avant sa mort, j’ai renoué avec ma passion pour l’écriture et entamé la rédaction d’un scénario de télésérie basé sur mes ancêtres, scénario que j’ai nommé « Sainte Famille ». Surprise pour plusieurs : je n’ai jamais étudié en marcomms — j’ai complété ma scolarité en rédaction pour les médias. Dans mes sessions créatives, je réussissais à mettre de côté mon angoisse, je renouais avec la joie. Ça me permettait de passer d’un mode « input» à un mode « output», un changement auquel mon cerveau répondait très bien.

Mais les crises de SSPT ne me quittaient pas. Tous les jours, j’étais branchée aux nouvelles, rapports d’analyses, sondages, prévisions et projections en lien avec la COVID-19, afin de pouvoir accompagner nos clients et faire mon travail. Je rédigeais des stratégies et des briefs qui me déprimaient à coup de pourcentages et de taux d’anxiété généralisé dans la province. J’étais une des statistiques de mes présentations. Après plusieurs semaines, ma thérapeute et moi avions trouvé la source de mon plus gros déclencheur de crises : ma carrière.

Un changement de vie

Aujourd’hui, j’annonce que je quitte l’industrie des agences de communications marketing. C’est avec beaucoup d’émotions que j’ai décidé de fermer le chapitre sur les 20 dernières années de ma vie professionnelle. Je choisis de contrôler mon exposition aux actualités et projections, et j’enlève les cure-dents de mes yeux, surtout alors qu’on commence la deuxième vague de la pandémie que je déplorais tout l’été. C’est un changement énorme, mais ma famille et moi méritons de vivre notre deuil de la façon la plus saine possible, et malheureusement, la nature de mon boulot (que j’adore) me l’empêche.

On parle souvent de l’importance de protéger la santé mentale de nos créatifs, mais je nous invite à prêter attention à nos stratèges qui doivent être branchés en tout temps à l’actualité et à la culture afin de développer des plans percutants pour leurs clients. Surtout dans cette ère d’incertitude. Ces personnes sont au front, en amont de nos mandats, et pataugent dans les statistiques et actualités afin de ressortir les insights qui inspirent les campagnes les plus percutantes. Prenez soins d’eux afin qu’ils ne se noient pas.

Je ne sais pas ce que le futur me réserve, mais je saute dans la prochaine étape de ma vie à deux pieds, prête à me reconstruire, car je ne suis rien sans mon cerveau. C’est ma matière première. Et bien que je sois une fervente défenderesse de la vulnérabilité comme superpouvoir dans un contexte d’affaires, j’ai un peu hâte de ne plus pleurer en plein meeting.

Je tiens à remercier la formidable équipe chez Tam-Tam\TBWA pour tous les efforts qu’ils ont déployés pour mon bien, en plus de tout ce qu’ils ont dû faire pour faire face à cette situation historique auprès de nos collègues et clients. Vous avez été tellement bienveillants envers moi, et je n’éprouve que de l’amour pour vous. Longue vie à Tam-Tam\TBWA.

J’en profite pour rappeler à tout le monde que si vous vivez une période difficile et que votre santé mentale en souffre, le Bénévolat d’entraide aux communicateurs (bec) est rempli de ressources pour vous incluant une ligne d’aide 24/7.

Le dessin d’arc-en-ciel m’aura peut-être menti, mais je le laisse dans la fenêtre au cas où.

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