Pour le web, une pub ciblée n’a rien de singulier. Qu’en est-il des publicités dites « adressables » ou personnalisées à la télé ? Les téléspectateurs qui visionneraient une même émission ne seraient donc pas sujets au même message publicitaire. Les publicités personnalisées verront-elles le jour plus tôt qu’on ne le croit dans nos téléviseurs ? On en jase auprès d’Ève Aubry, directrice média chez Touché ! et René Déry, directeur Stratégie et Insights chez Bell Média.
 

The Big Picture

Avant de discuter de publicités personnalisées, il faut comprendre que « l’industrie de la télévision est comme un élastique qui s’étire », mentionne d’entrée de jeu Ève Aubry, directrice média chez Touché!. « Au Canada, la consommation télé ralentit graduellement et cela affecte la portée (composante importante de la devise transactionnelle des achats), ce qui fait en sorte que la demande des annonceurs est en hausse, et donc que l’inventaire est vendu rapidement et à plus haut prix. Il faut comprendre que le nombre d’occasions disponible dans une journée ne peut croitre afin de rebalancer le tout. Ce faisant, il y a un élastique qui s’étire dans l’industrie : on n’a pas le choix de changer et de s’adapter parce qu’il y a une nouvelle réalité qui arrive ». Selon la directrice, la télévision gagnerait à faire des changements pour mieux répondre à l’évolution des besoins, autant des consommateurs que des annonceurs. Le tout afin d’être proactif et non réactifs. « Il y a un besoin de s’adapter comme on le voit dans d’autres industries. Les journaux ont dû le faire pour survivre et certains l’ont très bien fait en tirant leur épingle du jeu. »

 

Pubs ciblées, mais pas de sitôt

En télévision connectée, les publicités personnalisées existent déjà. En revanche, lorsqu’on parle du câble, nous n’en sommes pas là encore. Selon René Déry, directeur Stratégie et Insights chez Bell Média, l’enjeu n’en est pas un d’accessibilité aux données, mais bien de production, de ressources et de temps. « L’industrie est très motivée par le coût par performance. Donc si on utilise une pub intelligente personnalisée selon des segments d’auditoires et des environnements, cela requiert peut-être de 1 à 3 déclinaisons du créatif. Le coût de production pourrait ainsi devenir une barrière chez certains annonceurs. Triste à dire, mais beaucoup de publicités télé qu’on diffuse ne proviennent pas d’ici, mais des États-Unis. Autrement dit, il faudrait convaincre les gens aux États-Unis que ça vaille la peine de personnaliser les pubs pour le marché du Canada ».  

Quant à Ève, elle soupçonne qu’elles tardent à surgir dans nos écrans, car les diffuseurs devront surmonter quelques obstacles avant de pouvoir y arriver. Selon elle, il faut identifier les opportunités futures, c’est-à-dire les besoins des consommateurs et des annonceurs, et le pourquoi du changement de leurs comportements. Un des points à étudier, selon elle, est le modèle d’affaires. « En ce moment, ils ont un modèle d’affaires profitable. Évidemment, on ne va pas changer pour pire, donc il faut s’assurer que le nouveau modèle soit profitable lui aussi et qu’il se démarque de la compétition ». Un troisième point non négligeable à considérer entoure les difficultés techniques. Ève nous mentionne que les décodeurs que les gens possèdent ne sont pas nécessairement connectés à Internet, et, pour qu’il y ait un changement vers des pubs personnalisées, il faut exiger une connectivité pour pouvoir utiliser du data, du ciblage, et de la publicité personnalisée. Enfin, elle affirme qu’il faut porter une attention aux unités de mesure. « La télé est mesurée en PEB, alors qu’en ligne, on utilise les clics ou les impressions. Ça va prendre une nouvelle mesure uniformisée, car on ne parlera pas de cellulaires versus tablettes versus ordinateurs versus télévisions. Comme tout sera connecté à Internet, une nouvelle devise devra éventuellement être développée pour englober le tout ». 

 

À quand chacun son spot alors ?

Si les publicités ultras ciblées venaient garnir le paysage télévisuel, quels points positifs (ou négatifs) en retirerait-on ? « On verrait les mêmes avantages qu’en ligne », indique Ève. « Pour le consommateur, ce serait une meilleure pertinence. Si on voit des annonces plus adaptées à nos besoins, à nos intérêts et à nos propres comportements et non pas de choses qui ne nous intéressent pas, on aura un bénéfice consommateur ».

René est du même avis. « J’ai tendance à penser que dans la majorité des cas, le consommateur va trouver intéressante et pertinente une publicité qui lui parle plutôt qu’une publicité random. Ce ne serait pas tant un enjeu, puisque ça pourrait ouvrir la possibilité d’avoir des pubs pertinentes au champ d’intérêt du consommateur, pourvu que ce soit fait dans le plus grand respect des données personnelles. Chez Bell Média, ce code de conduite sur les données est super important, c’est sacrosaint ».  

Côté désavantages, la spécialiste en médias énonce qu’il y en a au moins quatre. « Tout dépendra du modèle d’affaires, mais ce n’est pas impossible que les coûts augmentent pour les annonceurs. On le voit déjà avec les modèles hybrides de ciblage TV. On sait aussi qu’en digital, plus tu vas “niche”, plus ça te coûte cher. Il y aura moins de perte, mais le coût sera plus élevé alors il revient à chacun de prendre la meilleure décision stratégique possible ». Ève révèle qu’il y a également un risque d’hypersegmention. « Chacun arrivera avec son modèle d’affaires : on ne sait pas exactement de quoi ça aura l’air, mais ça peut limiter le scalability des placements. Aurons-nous des walled gardens TV ? ». « Sujet déjà chaud pour tout ce qui est en ligne, les données ne proviendront pas juste des mains des gens avec leur cellulaire, mais de leur salon familial aussi », poursuit Ève. « Les mêmes discussions qu’on a actuellement sur la donnée vont s’appliquer en télé. On parlera donc des données tout simplement, et non pas selon l’appareil ou le média ». Finalement, la prédiction des modèles pourrait être un désavantage pour certains. « Si chacun utilise des données différentes pour baser leurs décisions de ciblage, cela signifie que certains diffuseurs peuvent se démarquer plus que d’autres selon leur partenariat de données. Est-ce que tous les diffuseurs utiliseront la même information pour baser un achat ? Si des partenaires utilisent des données de meilleure qualité que d’autres, ça peut faire la différence ». 

Les marques gagnent-elles à se tourner vers des publicités personnalisées ? Ève croit que le ciblage apporte son lot de possibilités et de considérations. « Chaque annonceur doit trouver son sweet spot entre la pertinence, les coûts, et la portée des gens qu’on peut rejoindre. Ce n’est pas parce qu’on peut faire quelque chose que c’est nécessairement la meilleure chose à faire. C’est à chacun de voir selon son offre, son produit, son service, son auditoire : si ça vaut la peine ou pas et à quel niveau de ciblage et de personnalisation. C’est une belle opportunité, mais il faut faire ses études avant de se lancer », raconte-t-elle.

René estime quant à lui qu’il faut s’assurer d’avoir une balance équitable entre le ciblage et la communication de masse. « L’histoire nous l’a montré, quand la vague de pub ciblée a pris son essor, de grands annonceurs s’étaient aperçus que leur chiffre d’affaires diminuait, car ils parlaient toujours au même monde. Pour maintenir le potentiel de vente et l’équité de la marque, ils devaient revenir à la publicité de masse et non seulement de performance/ciblage. À mon avis, il faut un mariage des deux mondes avoir un meilleur rendement optimal ».

Pour Ève, la question n’est pas si les publicités personnalisées s’en viennent ou pas, mais simplement « quand ». « Je suis convaincue que ça s’en vient et on voit déjà plusieurs développements en ce sens, mais il est difficile de se prononcer et de donner une date exacte à cause des nombreux facteurs externes discutés. Ceux-ci n’étant pas seulement liés aux diffuseurs, mais à l’industrie également ».

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Ève Aubry

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René Déry