Ce serait un euphémisme de stipuler que l’industrie médiatique est secouée par une crise sans précédent. Longtemps une propriété de Power Corporation, La Presse est devenue un organisme à but non lucratif au printemps 2018. La stratégie de se convertir en OBNL assurera-t-elle la pérennité du média sous la gouverne de Pierre-Elliott Levasseur ? Échanges avec le principal intéressé.

Pierre-Elliott Levasseur

Pierre-Elliott Levasseur, président de La Presse
Crédit photo : David Boily, La Presse

Un modèle économique fragilisé

Son modèle économique étant fragilisé par les GAFA — mais essentiellement par les géants Google et FacebookLa Presse s’est convertie en OBNL. « Je ne les blâme pas et je ne questionne pas leur modèle d’affaires non plus. C’est simplement une réalité. Entre 2008 et 2010, Google et Facebook avaient une part de marché de 10 %. Aujourd’hui, ils accaparent à peu près 80 % des revenus publicitaires », raconte Pierre-Eliott Levasseur.

À l’époque, La Presse ressentait la nécessité d’innover et c’est pourquoi elle a pris un virage entièrement numérique en délaissant le papier pour de bon. Pour elle, c’était une façon d’être plus compétitive au niveau publicitaire. « Même si on avait mieux performé que l’ensemble des médias imprimés comparables, on n’a pas échappé à la décroissance qui est liée directement à la concurrence de Google et Facebook. Comme nos recettes publicitaires provenaient à 100 % de la publicité, on a réalisé qu’il fallait diversifier nos revenus », poursuit M. Levasseur. Par diversification de revenus, le président du quotidien fait allusion aux contributions volontaires, de grands donateurs et de crédits d’impôt.

La Presse, un bien public ? Pierre-Elliott Levasseur énonce que l’entreprise est un pilier essentiel de notre système démocratique. « Dans le temps, notre actionnaire était Power Corporation. On jugeait que ce n’était pas sa responsabilité unique de soutenir une entreprise avec un rôle démocratique comme celui de La Presse. » La société devait donc être soutenue par l’ensemble des acteurs touchés : employés, lecteurs, grands donateurs, gouvernements. Pour La Presse, la seule avenue envisageable pour bigarrer ses revenus était de se transformer en OBNL. « C’était impossible pour nous d’espérer que les gens fassent des contributions volontaires si notre actionnaire était milliardaire. »

M. Levasseur ajoute que La Presse a toujours eu d’excellentes relations avec ses instances syndicales, mais qu’en se métamorphosant en organisme à but non lucratif, la haute direction pouvait s’aligner encore plus avec ces dernières afin de trouver des solutions qui leur permettraient de se rapprocher de l’équilibre financier.

Une ligne éditoriale inébranlable

Comment peut-on garder sa liberté d’action éditoriale si on est subventionné par l’État ? Pierre-Elliott Levasseur défend que plusieurs paramètres sont en place pour assurer l’indépendance des journalistes : un code de déontologie, un syndicat pour les protéger, le Conseil de presse du Québec. « Demain matin, je ne pourrais pas aller voir un journaliste et lui dire de faire XYZ. Je recevrais instantanément un grief de son syndicat. Ce ne serait pas moi contre un employé, mais le syndicat de la CSN contre l’employeur. »

« Il ne faut pas se le cacher, on vit avec cette situation depuis des années », poursuit-il. « Les annonceurs investissent dans nos médias pour des raisons commerciales, mais rien ne les empêcherait de tenter de nous influencer. Ils ont compris depuis longtemps qu’ils ne peuvent pas le faire. On ne plie sous aucune pression », garantit M. Levasseur.

Une pérennité menacée

Le président de La Presse l’avait martelé publiquement, et ce, à plusieurs reprises. Sans le support du gouvernement provincial et du gouvernement fédéral, la pérennité du quotidien se voyait menacée.

« Le gouvernement fédéral a fait un premier pas dans la bonne direction », raconte M. Levasseur. « Mais il y a eu des recommandations qui ont été formulées par un panel indépendant qui a recommandé que le crédit d’impôt de 25 % soit augmenté à 35 % et que le cap sur les salaires soit passé de 55 000 $ à 85 000 $ pour refléter les réalités des grands marchés. »

Le comité d’experts indépendant n’était pas le seul à faire ces recommandations. « Un comité sénatorial s’est prononcé sur ce projet de loi et est arrivé exactement aux mêmes conclusions. »

M. Levasseur affirme que La Presse appuie fortement ces deux propositions-là. « On pense que le programme tel qu’il existe aujourd’hui du gouvernement fédéral est nettement insuffisant et ne reflète pas les réalités des besoins des médias écrits au Canada. » Il estime aussi que l’ensemble de l’industrie partage cette position, pas seulement La Presse.

Suite à l’annonce du programme d’aide aux médias du Québec, qui coûtera 55 millions par année, présentée un peu plus tôt la semaine dernière, le président du quotidien se réjouit. « Il s’agit d’une très bonne nouvelle pour La Presse ainsi que pour La Presse écrite au Québec. La disparition de centaines de postes de journalistes au Québec ces dernières années a prouvé l’urgence d’agir », a-t-il indiqué.

Une qualité de l’information en péril  

« Regardez Groupe Capitales Médias », relate Pierre-Elliott Levasseur. « Ça faisait deux ans que le groupe disait au gouvernement qu’il avait besoin de soutien et que le programme d’aide proposé était nettement insuffisant. Et on a vu les conséquences — ça n’a pas été long. On ne peut pas voir six des plus gros quotidiens dans les grands marchés au Québec disparaître. Il faut que les gens réalisent que l’impact n’est pas positif. »

Au grand dam de M. Levasseur, lorsqu’il questionne son auditoire — durant des conférences ou des rencontres — sur sa source première d’information, on lui rétorque communément Facebook. « Cette plateforme n’est pas une source d’information », déplore-t-il. « Elle n’en produit aucune. Elle prend des informations de sources crédibles, et souvent non crédibles, et les distribue. Ce n’est pas un média d’information et c’est ça le réel danger. »

Selon lui, le premier danger est la disparition du média écrit. « Il ne faut pas oublier que la majorité des journalistes au Québec sont à l’emploi de médias écrits. Pas à la radio, pas à la télé, pas à l’emploi de groupes numériques. Si l’apport des gouvernements (et dans notre cas, de la population et de grands donateurs) n’est pas suffisant, ça mettrait en péril le modèle économique. »

Le second danger est la concentration. « Si Groupe Capitales Médias se retrouvait entre les mains d’un joueur actuel qui domine déjà l’ensemble de l’industrie média au Québec, la diversité de l’information prendrait un énorme coup. »

Pour M. Levasseur, il est primordial d’avoir une pluralité de l’information dans une société démocratique. « Les gens ont de la difficulté à faire la différence entre les informations vraies et crédibles, et les fakes news. Et il y en a de plus en plus. Moins il y a de journalistes crédibles et professionnels, plus on aura une concentration de journalistes qui diffusent leurs opinions et nouvelles dans l’ensemble du marché», regrette-t-il.

Saluant le programme d’aide aux médias annoncé par le gouvernement de François Legault, Pierre-Elliott Levasseur espère que le gouvernement fédéral se montrera lui aussi à la hauteur de la crise qui ébranle l’industrie.

Vers un OBNL pour tous ?

M. Levasseur croit que c’est réalisable, mais avoue avoir de la difficulté à se prononcer sur l’intention des autres médias de prendre la direction des OBNL. « C’est possible. On a vu que le modèle fonctionnait bien en Angleterre et semble relativement bien fonctionner avec le Philadelphia Inquirer », relate-t-il. « Ça demande quand même une transformation assez importante. Je pense que tout le monde serait capable de le faire. L’avantage avec La Presse, c’est que nous avons eu un bouleversement majeur avec notre transformation numérique. On a pu démontrer notre capacité à nous transformer, et l’OBNL en était une autre. »

La Presse
Crédit photo : Ivanoh Demers, La Presse