Toujours, tout juste à côté de la stratégie, à quelques millimètres du brief, à un cheveu de la culture du client, se trouvent tout plein de grandes idées. De bonnes idées. Voilà sûrement un des grands défis avec lequel un jeune créatif doit apprendre à composer.

L’attachement que l’on développe envers nos conceptions peut sembler parfois bien étrange. Mais l’accouchement de ses idées est parfois si douloureux, que leur rejet devient une injure. Quand on n’est encore qu’un junior, on voit souvent le client, et bien souvent son dangereux acolyte – le service conseil – comme un obstacle brimant notre immense talent et notre créativité. Dès lors, on se bat bec et ongle en rappelant dans de naïves envolées lyriques que la matière première de la publicité, c’est l’idée! Et le Graal: le bon flash! Et pour le sauver, il y a les publicités fantômes.

Tiroir d’Ezra

Ezra Belotte-Cousineau, journaliste pigiste, vidéaste et directeur artistique

À cette époque, j’étais encore un jeune, beau et fringant directeur artistique fraîchement débarqué chez TAXI. En plein développement du bureau new-yorkais, Paul Lavoie, notre président/gourou, n’avait pas mis les pieds dans le bureau montréalais depuis mon embauche. C’était donc pour moi un premier contact avec la légende lorsque la porte de notre bureau s’ouvrit brusquement et que le crâne rasé de l’illustre personnage en passa le seuil. « C’est vous ça, les p’tits nouveaux? » vociféra-t-il. C’était bien nous. Mais avant d’avoir la chance de répondre, son regard se porta sur la corniche de notre fenêtre, où trônait une maquette super panneau pour Mini Cooper. À cette époque, Mini rivalisait d’inventivité et plaçait un peu partout dans les grandes villes du monde des voitures perchées sur les murs, dans les centres d’achat, les métros, etc. Nous avions alors proposé, afin d’en vendre la version décapotable, un panneau sur lequel une vraie Mini voyait son toit rétractable opéré par une tour du Stade olympique, 3D et miniaturisée. C’était, bien sincèrement, très amusant. « Dites-moi qu’on fait ça, les gars! » nous ordonna-t-il.

Mais non. Nous ne le ferions pas. La maquette, devenue un simple élément de décoration, avait été rejetée. Alors qu’à la création, nous y voyions une carte d’embarquement pour aller chercher un prix publicitaire, le client lui n’y voyait que les problèmes et soucis que la fameuse toiture créait depuis des décennies. Dès lors, hors de question d’associer la Mini Cooper avec cette architecture abracadabrante. Quelques jours plus tard, la maquette terminait sa vie au fond de mon tiroir.

Tiroir de Benoit

Benoit Chapellier, président associé principal de La Base

À ce sujet, Benoit Chapelier, président associé principal de LaBase exprime un malaise. « Pour moi, une publicité conçue en mode fantôme est un exercice solitaire. Une agence dans son coin qui fait un truc, en demandant l’autorisation “by the way” à son client quand il n’a pas trop d’attention. Pour moi il n’y a aucune performance, parce que c’est fait de façon passive aux dépens de ton client ». Cette situation s’est récemment présentée à lui lors-que ses créatifs lui ont présenté un bon « flash » pour Presse-Café, qui, ultimement, termina sa carrière dans les pages du magazine Archives. Bien qu’éloigné de la stratégie fédératrice, le concept fut présenté au client. « Il ne faut pas que ces flashs deviennent un problème pour le client. Ça doit rester un cadeau. Alors on a fait notre campagne et quand nous nous sommes retrouvés dans une zone de confort avec le client, on lui a montré notre idée et, là, il a rigolé. Sur Facebook, il a même lancé : c’est Noël avant Noël! Parfois oui, la création, l’idée peuvent transcender le brief. » Mais voilà, il ne s’agissait pas ici d’un fantôme à proprement dit, puisque le client, enivré par la nouvelle idée, décida de l’explorer et une toute nouvelle opération fut lancée sur la base dudit flash. « Quand la stratégie et la création sont en harmonie, ça donne un produit très puissant. Et bien entendu, on peut envisager d’ajuster le brief vers un élément que la création relève que nous n’avions pas vu au développement de la stratégie. »

Tiroir de Mario

Mario Laberge, chef de groupe création BRAD

De son côté, Mario Laberge, chef de groupe création chez BRAD, du bout des lèvres, affirme qu’il n’est pas complètement contre la publicité fantôme. Mais ses réserves sont révélatrices. « C’est certain qu’on en voit passer qui gagnent aux concours publicitaires ou de design qu’on a jamais vu passer ailleurs. Si tu arrives à te trouver des alliés, ton client, un photographe ou un réalisateur qui veut jouer le jeu… Mais je ne vois pas vraiment en quoi c’est valorisant de gagner avec un fantôme. »

Mais voilà, l’expérience du métier forge une carapace sur le dos des créatifs. On s’attache moins à ses concepts et on apprend à choisir ses batailles. « Il y a aussi un enjeu politique avec les flashs. Tu dois respecter la nature du client et comprendre qu’un bon flash, même génial, peut miner la relation avec ton client. » Or pour un junior en création, le client, encore une fois, ne représente que celui qui a droit de vie ou de mort sur le concept. C’est pour-quoi, à ce sujet, Mario Laberge et Benoit Chapelier s’entendent qu’il faut former les juniors à envisager leurs créations dans l’enceinte du brief et de la stratégie. La fougue du junior, bien que formidable, doit être domptée afin de répondre aux exigences du métier.

Le mot de la fin

Des bons flashs, des grandes idées, il y en aura toujours et une bonne partie finira ses jours au fond de nos tiroirs. Mais voilà, c’est ça le jeu de la publicité. Et les pubs fantômes, bien qu’elles ne soient pas illégales, ont un amer parfum de tricherie, de fraude. Une bonne idée n’est pas suffisante. Une bonne idée doit être stratégique. Sans stratégie, c’est peut-être ça qu’on appelle l’art… Alors de mon côté, j’ai bazardé à la poubelle tous mes petits traits de génie que je rêvais de ressusciter, pour ne conserver que les seules choses qui devraient se retrouver au fond de notre tiroir : une petite bouteille de scotch, et la photo de la fille qu’on aime.


Article paru dans le Grenier magazine du 11 avril. Pour vous abonner, cliquez ici.