De nos jours, 143 caractères suffisent à faire la nouvelle. La nouvelle peut-être, mais pour la réflexion, on repassera. À l’ère du binaire et du numérique, alors qu’on « tweet » et qu’on « texte » en abandonnant le caractère au profit d’hiéroglyphes modernes, Nicolas Langelier y oppose un magazine qui se plaît dans le développement, la longueur et la profondeur.

« Idées, récits et mode d’emploi pour le 21e siècle ». Voici la devise de Nouveau Projet, récipiendaire du prix du meilleur magazine canadien en 2015. Pour ceux qui ne le connaissent pas, le terme à la mode employé pour qualifier ce type de publication est un « mook ». Hybride entre un magazine et un livre, le « mook » est une publication qui favorise les textes longs. Et qui dit texte long, dit bien souvent profondeur. C’est à la recherche de cette profondeur que Nicolas Langelier, fondateur et rédacteur en chef du magazine, s’est lancé. « Nouveau Projet vient d’un besoin. Celui de trouver un endroit où publier les textes que j’avais envie d’écrire et celui, en tant que lecteur, de trouver les textes que j’avais envie de lire dans l’environnement québécois. Il y a des équivalents dans les magazines américains et européens, mais pas au Québec. J’ai donc ressenti le devoir de créer quelque chose, même en étant conscient que ce n’était vraiment pas un business d’avenir, en 2012, de lancer un magazine imprimé. Mais je ressentais la nécessité de le lancer! »

Contre-courant


C’est donc à contre-courant que naît ce Nouveau Projet, où l’on retrouve côte à côte des textes de Naomi Klein et les Lettres à un jeune poète, de Rainer Maria Rilke, rédigées à partir de 1903. Voilà déjà deux beaux exemples qui illustrent bien la volonté du comité éditorial d’offrir aux lecteurs vraiment curieux différentes avenues, afin d’illuminer l’abîme des connaissances qui s’offrent à nous.

Au-delà du simple article traditionnel de 750 mots, et à des kilomètres du « tweet », place à « l’essai », qui a su faire la renommée des plus grands penseurs de l’humanité. « Il y a une limitation dans les médias et une pression de faire des choses plus courtes, et nécessairement moins approfondies. Quand tu concentres beaucoup tes idées, il y a des choses que tu dois éliminer. Au final, tu te retrouves souvent à répéter les mêmes évidences ou les grandes lignes de l’information, alors que la qualité de la réflexion et de l’approfondissement n’est pas là. On tente donc d’avoir une densité d’idées qu’on ne retrouve pas dans les médias grand public. »

Mais si, après la lecture d’un seul numéro du magazine, on peut saisir cette densité d’idées progressistes, le plaisir qu’on a à lire ce « mook » va au-delà des mots. Ce magazine est tout simplement magnifique! « D’une motte de terre on fait un vase; ce vide dans le vase en permet l’usage » (Lao Tseu — Nouveau Projet 06, p.93). Au royaume du juste mot, on a gardé un souci du design graphique qui devrait faire jalouser tous les éditeurs de magazine. Avec le graphisme sobre, soigné et élégant de ce vase, avec ses photos et ses graphiques d’une grande qualité, on peut dire que la forme de Nouveau Projet n’est pas en reste. Propice à la diversité des idées, mais aussi des genres de textes, on y retrouve des bandes dessinées, des extraits de livre et même de la littérature érotique. L’espace et la longueur n’étant pas un facteur, il y a une liberté d’édition, autant dans les textes que dans les images, qui fait plaisir et qui rafraîchit, tout en nous sortant de nos habitudes.

Nicolas Langelier, fondateur et rédacteur en chef de Nouveau Projet

Projet progressiste


Résolument à gauche, Nouveau Projet s’inscrit dans cette mouvance progressiste qui s’exprime haut et fort, et ce, sans se soucier de déplaire ou de déranger. « On pense souvent, au Québec, qu’on est beaucoup plus progressistes que le reste du Canada, et c’est peut-être vrai à certains niveaux, mais de manière générale il y a des forces progressistes déjà très grandes au Canada et nous aurions intérêt à nous allier à celles-ci, afin de faire bouger les choses de cette manière-là. » Toutefois, malgré un mouvement de pensée qui s’amplifie au Canada, lancer un magazine imprimé à notre époque restait de l’ordre du pari. Dès lors, pourquoi ne pas aller vers le numérique ? Devant cette évidence économique, Nicolas répond : « Je continue de considérer que le papier est encore le meilleur médium pour faire passer les textes plus approfondis. Je suis persuadé que le numérique n’apporte pas la même qualité de lecture, ni la même qualité d’attention ou de concentration sur un texte. »

Prévisions versus réalité


On doit souvent ramener les grandes et belles idées à la réalité économique des différents marchés, et force est de constater que l’imprimé perd ses plumes. Parlez-en à nos collègues de La Presse. Pourtant, la santé économique de Nouveau Projet semble bonne, simplement parce que les lecteurs sont au rendez-vous, comme l’affirme Nicolas : « C’est beaucoup plus varié que je ne l’imaginais au départ. Même si on présentait quelque chose de généraliste, j’avais l’impression que par notre âge, par notre milieu, on aurait un bassin de lecteurs qui seraient similaires à nous! Mais, finalement, notre lectorat est très diversifié, et ce, en termes d’âges, de revenus, de caractéristiques sociales démographiques et en termes géographiques aussi. Nous avons des lecteurs partout au Québec. Ce qui les réunit, c’est de partager ce désir de voir les choses changer ici, et ils ressentent un le besoin d’avoir accès à des textes approfondis et de bonne qualité. Voici le dénominateur commun! »

Un projet, une niche, un marché


Même si les espaces publicitaires des derniers numéros se sont envolés, Nouveau Projet semble ne pas convaincre les acheteurs médias des agences publicitaires. « Le volume semble encore bien important pour eux. Notre impact n’est pas proportionnel à notre nombre de lecteurs. Notre impact est plus grand dans la mesure où l’on rejoint des influenceurs; des gens qui font bouger les choses dans la société. Pour créer des mouvements populaires, tu dois rejoindre et convaincre les précurseurs, les trend setters et c’est eux qui créent un effet domino dans la société. » On ne pourra donc pas reprocher à Nicolas Langelier son manque de réalisme. Bien au fait de la réalité de son marché et conscient de la nécessité de développer un partenariat ferme avec les grands annonceurs, Nouveau Projet avance seul dans une niche qu’il a lui-même fabriquée. En attendant le moment où le magazine traversera l’océan pour tenter le marché européen, cette publication reste pour nous un espace de nouvelles connaissances, d’idées novatrices, de littérature accomplie et, somme toute, de plaisir.

Dès lors, je vous invite à faire l’effort de la profondeur et, puisque le dernier numéro — abordant le sujet du « travail » — est déjà en kiosque, je vous laisse sur cette citation tirée dudit « mook » à ne plus jamais manquer : « Eussiez-vous même tort, le développement naturel de votre vie intérieure vous conduira avec le temps, à un autre état de connaissance » (Rainer Maria Rilke — Nouveau Projet 06, p.105).

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Article paru dans le Grenier magazine du 21 mars. Pour vous abonner, cliquez ici.