«Voyons, Rachelle. Qu’est-ce que la gestion de communauté a à voir avec la culture d’entreprise?!»

Mon interlocuteur me pose enfin la question que j’attendais, comme une souris qui vient de découvrir mon petit morceau de fromage stratégiquement placé dans le coin de la pièce. En déposant ma tasse de café sur la table, je prends quelques instants pour étirer mes doigts et me replacer dans ma chaise collante. Ça faisait plus d’une heure que j’écoutais attentivement le chef d’entreprise vider son cœur au sujet des enjeux difficiles qu’il avait eu à maintenir une culture saine dans son équipe pendant la pandémie, et que même depuis la réouverture du bureau, ils n’arrivaient pas à retrouver leur «groove». Selon ses dires, sa culture commençait à devenir toxique avec des petites cliques et silos qui se formaient, les associé·es ayant moins de visibilité sur le terrain, les employé·es qui se sentaient isolé·es, leur santé mentale qui souffrait, qui éprouvaient une fatigue de Zoom, et il·elles avaient du mal à offrir des moments sociaux de façon hybride. Sans parler des vagues de COVID qui rendaient le tout de plus en plus difficile à naviguer. Autant son histoire était propre à lui, il n’était certainement pas le premier ni le seul entrepreneur à me parler de ce type d’enjeux depuis les deux dernières années.

Ma tasse de café froid entre les mains, je saute dans mon sermon, le corps envahi par une énergie quasi spirituelle.

«Un gestionnaire ne gère pas seulement une entreprise. Il gère une communauté. Et la colle qui retient une communauté, c’est sa culture.»

Silence. Après une gorgée, il regarde le plafond en stucco du petit café de quartier.

«Qu’est-ce que tu veux dire par gérer une communauté? Tu parles de sur les médias sociaux?»

Question logique.

«Oui, mais non. Les médias sociaux sont des plateformes de communication interactives sur lesquels des créateur·trices et diffuseurs de contenu peuvent interagir avec leurs auditoires. Moi, je parle de gérer les relations dans une communauté. Une entreprise est avant tout une communauté de personnes qui acceptent de collaborer ensemble pour atteindre un objectif d’affaires mutuel. Autrement dit, tu gères une communauté de gens qui ont comme intérêt mutuel d’entreprendre des affaires.»

Tout d’un coup, je vois une flammèche allumer dans ses yeux. Je continue.

«Dans une communauté, tu as sous ta responsabilité le bien-être des individus qui ont des besoins et désirs différents et communs, et tu as des relations entre les différents membres selon les différents départements, les divisions, séniorités, hiérarchies, etcétéra. Ces gens-là interagissent autant dans les lieux virtuels que physiques, et d’autant plus dans les deux. Un vrai sentiment d’appartenance par contre n’est pas défini par le lieu, il se renforce plutôt à coup de temps et énergie investis dans ces différentes relations, que ce soit en personne ou en ligne. On s’en fout ça se passe où, tant que ça se passe de façon régulière.»

Le haut de son corps se penche vers moi. Maintenant, mon auditoire est captif.

«Un bon entrepreneur s’assure d’atteindre ses objectifs d’affaires, mais un bon leader est un excellent gestionnaire de communauté. Il comprend que son rôle est de faciliter la création des relations entre ses membres d’équipes afin d’optimiser leur engagement, leur collaboration, leur communication. Un bon leader comprend que la colle qui tient ensemble sa communauté est justement sa culture. Il raconte les histoires qui permettent aux membres de connaître les croyances de son groupe, il inspire la motivation en répétant ad nauseam la direction future dans laquelle la communauté avance, il met en place des rituels et un vocabulaire commun, il prend le temps de connaître et comprendre les individus qui composent sa communauté, leurs besoins et leurs désirs, et il offre surtout le temps et l’accès aux espaces afin de faciliter des collisions sociales entre ses membres, autant dans des moments de création, de collaboration que de récréation. Il y en a qui appellent ça la marque employeur, mais en tant que stratège de marque, communautés et culture, je déteste que le terme soit axé sur la transaction employeur·euse/employé·e. C’est bien plus qu’une transaction.»

À ce point-ci, sa tête bondi comme une poupée bobble-head et je ne peux m’empêcher un sourire. On se comprend enfin.

«Mais comment on fait quand on a du monde à la maison, du monde dans d’autres pays, et des gens au bureau chef? Les gens ont besoin de se voir en personne pour se sentir inclus dans un groupe, non?»

Il n’a pas tort. Oui, les êtres humains ont un mécanisme biologique et neurologique qui facilite la création de liens d’appartenance lorsqu’on peut voir le corps nos comparses. Nos cerveaux aiment voir les visages et les corps pas seulement afin de pouvoir décoder ce qu’ils disent, mais pour avoir un échange de phéromones, des petites doses d’endorphines, et surtout pour déclencher une petite dose d’ocytocine, l’hormone de l’amour et de l’appartenance. Demande à quiconque qui est tombé en amour en ligne par contre et tu vas voir que c’est aussi très possible de créer des liens assez puissants avec une personne sans nécessairement l’avoir vue. Ou pense encore à une communauté de joueur·euses de jeux vidéos en ligne qui se rencontrent religieusement tous les jeudis soir pour enfin vaincre le boss. Ou encore à des professionnel·les des communications numériques qui s’entraident tous les jours pour améliorer leurs connaissances…

«Si on dit que nos espaces sont hybrides, donc multiples, on doit donc offrir des opportunités et expériences hybrides, donc multiples, sans pour autant dire qu’ils doivent être simultanés. Des relations humaines prennent toutes sortes de formes et ce n’est pas juste un 5@7 toutes les semaines qui va assurer qu’elles sont saines. Il faut varier les opportunités, les espaces, le temps et l’accès aux différents membres de la communauté. Combien de fois est-ce que les employé·es des différents départements interagissent ou échangent “one-on-one”? Combien de fois est-ce qu’une employée dans un poste débutant a l’opportunité structurée de rencontrer une employée dans un poste sénior? Qui invitez-vous à vos brainstorms et quand est-ce que le réceptionniste a pu proposer une idée quant au CRM? Quand est-ce que vos associé·es ont eu la chance d’aller dîner avec vos adjointes? De quoi parlez-vous pendant les dix minutes au début de vos rencontres hebdomadaires? Tout ça contribue à une culture axée sur les relations dans un groupe. Et savais-tu que l’appartenance à un groupe est un des besoins les plus fondamentaux de l’espèce humaine?»

Les conversations bouillonnantes et dynamiques des tables avoisinantes attirent notre attention. Tout près, deux collègues sont en FaceTime avec un collaborateur en France, et elles appliquent un avatar de licorne sur leurs visages pour célébrer. À l’autre, une jeune est concentrée en train de peaufiner la syntaxe de programmation et une ligne de code apparaît par magie, lui causant un fou rire - sa collègue vient d’ajouter un script qui leur sauve deux heures de travail sur leur livrable, et elles vont aller célébrer le go-live au bureau avec la gang.

«Ce que tu veux dire est que ce n’est pas l’espace virtuel ou physique qui dicte l’expérience, mais plutôt la variété des interactions et relations entre les membres d’une équipe qui définit une communauté et sa culture, et que les leaders doivent mobiliser les efforts pour faciliter ces différentes interactions.»

«T’as tout compris.»

«Même en réalité virtuelle.»

«Ou dans un musée, ou sur Facebook, ou sur une plage, ou dans une salle de conférence, ou dans jeu vidéo. Ou même encore Zoom.»

«Gaaahhhhh, Zoom! Plus capable. Bon, j’ai un meeting dans Workrooms dans quinze. On y va?»

Il se lève et continue.

«En tout cas, tu viens de me donner le goût d’inviter la gang à jouer une partie de Sea of Thieves demain midi. Je ne sais même pas qui joue aux jeux vidéos dans la gang.»

Je rigole et ramasse la facture.

«Pourquoi pas? Ça me semble une excellente récréation parmi toutes les possibilités. Jouer ensemble, c’est magique.»

En quittant le café, je ne peux pas m’empêcher et je sors mon téléphone de mon sac.

«Hey Siri, c’est quoi Sea of Thieves

NB: Ceci est une histoire fictive basée sur multiples conversations réelles. 

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