Les dernières années ont tout changé, on le sait. Notamment, comment travailler. Les manières d’exercer ses activités professionnelles n’ont jamais été aussi diversifiées. Désormais, on demande: et toi, comment se traduit le quotidien de ton métier? Es-tu en personne? Hybride? À la maison? Au chalet? En Nouvelle-Zélande?

Le bec est allé à la rencontre de trois femmes inspirées et inspirantes ayant fait le choix d’un 9 à 5 alternatif:

Camille Gagnon, conceptrice-rédactrice & associée chez lg2, et présentement à temps plein en direct de l’Amérique Centrale. «Il y a deux ans, on ne pensait pas pouvoir être productif·ves de la maison, rappelle Camille. Alors si vous pensez ne pas pouvoir être productif·ve à partir d’une plage au Costa Rica, je vous rappelle de faire confiance en vos capacités d’adaptation qui ont fait leurs preuves. Si nos collègues peuvent travailler avec 2 enfants qui font l’école à la maison, je vous jure que vous n’êtes pas à un coup de soleil près de faire la job d’ailleurs.»

Elisabeth Massicolli, journaliste, rédactrice en chef adjointe chez Elle Québec, éditrice associée pour Québec Amérique et autrice pigiste, installée à Rome, en Italie. «Je sens que je suis à la bonne place, quand j'écris sur un sujet qui me passionne sur une terrasse au soleil, à Pigneto, en buvant un café italien.»

Geneviève Rousseau, directrice culture et talents chez designstripe. «Mon copain et moi avons cédé notre bail il y a plus de 18 mois, nous sommes partis sur la route, faire la traversée du Canada afin d’aller vivre dans 3 régions différentes de la Colombie-Britannique pendant 9 mois, nous explique-t-elle. Nous vivions dans des Airbnb loués pour quelques mois. Nous travaillons au rythme des saisons: lorsqu’il fait beau, on travaille un peu le matin, on va jouer (skier, grimper, hiker) dehors quelques heures, ensuite on termine notre journée en honorant nos livrables. Nous avons vécu ainsi au Costa Rica, à Charlevoix et bientôt au Portugal.»

Dirais-tu que le travail à distance participe à une culture de performance?Camille: La différence entre «être au bureau de 9 à 5» et «être dans ce bureau virtuel qu’est Slack de 9 à 5» est, étrangement, un sentiment extrêmement différent. Pour performer à distance, c’est comme s’il fallait être joignable 100% du temps alors qu’en réalité, la performance n’a rien à voir avec la disponibilité. Pour performer, je dois être créative, et ce, qu’on soit en présentiel ou non.

Elisabeth: Oui et non. D’un côté, le travail à distance me permet d’avoir plus de temps «libre» dans le sens où je peux, entre deux réunions, aller vaquer à mes occupations. Cependant, les boundaries professionnelles sont plus floues que jamais. Mes clients et pigistes m’écrivent sur Instagram/Facebook à toute heure du jour et de la nuit, c’est tentant de continuer de travailler, même après la fin de la journée officielle de travail – puisque tu ne quittes jamais vraiment le «bureau». Même chose le weekend! Prendre du temps complètement off est plus complexe. Et pourtant, je ne retournerais dans un bureau pour rien au monde, en ce moment. J’apprécie trop la liberté qui vient avec ce travail à distance. Il faut juste vraiment savoir mettre ses limites professionnelles. C’est un apprentissage!

Geneviève: Tout à fait. Lorsqu’on travaille à distance, on a de la flexibilité, mais ça vient avec des responsabilités. La notion de présentéisme n’existe plus vraiment, et le travail à distance favorise le fait que tu dois livrer et performer pour démontrer ta contribution. Je trouve ça motivant de savoir que mon équipe me fait confiance de gérer mon temps du mieux que je peux, tout en honorant mes livrables. Avec cette liberté, je peux bouger et faire ce que j’aime tous les jours (plein air, yoga, marche, méditation, etc.) ce qui me permet de performer et être encore plus productive et motivée dans mon travail.

Selon toi, en quoi le télétravail est-il synonyme d’instantanéité et de quelle façon gères-tu cette pression de l’immédiat?
Camille: Depuis le début du télétravail, il a fallu apprendre à gérer le moment où on commence et on arrête de travailler. Pour moi, ça a non seulement été un défi de taille pour ma motivation personnelle, mais ce l’a été aussi pour ma créativité. J’ai dû apprendre à respecter mes rituels de création, coûte que coûte. L’instantanéité doit nous servir: pas nous nuire.

Elisabeth: En tant que pigiste, j’ai un turnaround pour les urgences, d’au minimum 24h, et d’idéalement 48h. C’est établi avec mes clients dès le départ. J’ai décidé de me bâtir une vie pro’ où je n’étais pas obligée d’être dans l’urgence constamment (c’est fou ce que constitue une «urgence», de nos jours), alors cette limite est importante pour moi – et ma santé mentale. Je ne me permets de la dépasser que très rarement, mais c’est parfois difficile. Pour m’aider, j’utilise maintenant de nouveaux termes quand je dois dire «non» à un client qui insiste. Au lieu de dire «désolée, je n’ai pas le temps jusqu’à X», je dis plutôt «je pourrai t’aider telle journée, merci de ta patience». Ça change complètement la façon d’aborder la question.

Geneviève: À designstripe, où je travaille, nous avons bâti une culture asynchrone conçue pour documenter au maximum et éviter les réunions trop souvent «inutiles» nous efforçant à faire le plus possible sans devoir être dans l’instantanéité. Une des façons dont notre équipe parvient à naviguer à travers cette pression de l’immédiat est en gérant les attentes des autres membres de l’équipe, en étant transparent·es et tout en respectant nos limites et besoins. Contrairement à dans un bureau physique où les gens viennent physiquement te voir pour leurs demandes, ce qui peut être dérangeant! Le fait d’être derrière son ordinateur nous permet de respirer, réfléchir, analyser la demande et prendre le temps de bien répondre et gérer les attentes des autres. Encore une fois, pas facile, mais essentiel, afin d’avoir une bonne hygiène de travail en mode «télétravail». 

Qu’elle serait la différence entre le télétravail et le nomadisme numérique?Camille: Pour moi, le télétravail impliquait de passer mes journées seule dans mon appart de parler à un écran. Il m’arrivait même parfois d’aller chercher du lait à l’épicerie et de me dire «mon Dieu, la caissière est la seule personne à qui j’ai parlé aujourd’hui». Cette idée-là me déprimait énormément. Je suis une personne très sociable et je me nourris de connexions humaines. Pour moi, le nomadisme numérique m’a permis d’aller chercher l’énergie qui me manquait pour me sentir comblée. J’adore mon travail, mais je ne peux pas vivre que de ça. En travaillant à partir du Panama ou du Costa Rica, j’ai retrouvé l’équilibre perdu avec la pandémie: je me lève, je vais dehors marcher, je discute avec des gens, ensuite je m’assoie devant mon laptop et je crée. C’était ça, avant, ma routine. Pourquoi ne pas la reproduire ici? Je dirais donc que la différence entre le télétravail et le nomadisme numérique est la possibilité de vivre des expériences stimulantes bien au-delà du travail, qui ensuite, ont un impact positif sur ledit travail.

Elisabeth: Le privilège? Hahaha! Je pense que de pouvoir explorer le monde tout en travaillant est une immense chance – même s’il faut travailler fort pour y arriver. J’imagine que (presque) tout le monde préfèrerait travailler sur le bord d’une plage à Bali ou sur une piazza à Rome plutôt que dans un petit 3 et demi gris pas fait pour le travail de bureau – mais ce n’est pas accessible à tous. La famille, l’argent, le type de travail, les assurances, les impôts, les visas… il y a quand même beaucoup d’obstacles à cette vie de nomade numérique. J’essaie donc de ne jamais prendre mon expérience pour acquise et de ne jamais faire feeler cheap qui que ce soit qui, pour une raison ou une autre, fait d’autres types de choix de vie professionnelle.

Geneviève: Le télétravail semble avoir une connotation négative… un peu comme si c’était une condition de travail imposée due à la pandémie. Sans cette péjoration, je dirais que le télétravail est le fait de pouvoir effectuer tes tâches de travail de la maison ou d’un autre lieu physique que le bureau (coworking, café, etc.). En revanche, le nomadisme numérique comporte une dimension de lifestyle, sous-entendant que tu as la liberté et la possibilité de travailler d’où tu veux, quand tu veux. Il y a une dimension d’aventure et déplacement, que le télétravail comporte moins. Bien sûr, nous sommes chanceux·euse de pouvoir vivre et travailler ainsi mon copain et moi. C’était l’un de nos rêves et projets de vie.

Pourquoi crois-tu qu’un tout nouveau groupe de personnes fait le choix de vivre et travailler autrement?
Camille: Parce qu’on le sait tous maintenant plus que jamais: on ne peut pas attendre après la vie pour réaliser nos rêves. La pandémie a motivé les gens à se recentrer sur les projets qui leur tiennent vraiment à cœur et le travail à distance a ouvert cette porte qui n’existait pas auparavant (ou peu). Les organisations sont maintenant flexibles et les endroits où travailler se décuplent: les auberges de jeunesse ont des espaces de coworking, les Airbnb ont du meilleur wifi, le réseau se rend partout, même sur la route! Pourquoi ne pas en tirer avantage? La vraie question pour moi c’est: pourquoi pas?

Elisabeth: Je pense que d’un côté, le marché du travail actuel nous pousse vers la gig economy (parce que les jobs ne payent pas assez, exploitent, nous tirent trop de jus, ne donnent pas de belles qualités de vie ni même de possibilités de retraite qui a de l’allure, etc.), et d’un autre, en voyant le futur qui nous attend (coucou la crise climatique, la guerre, tout ça), on a envie plus que jamais de profiter de la vie maintenant. Perdre trois heures de sa journée dans le trafic? Neuf heures par jour dans un cubicule gris? Si on peut l’éviter, merci, mais non merci. Je pense que c’est important pour ma génération et les suivantes. Quitte à faire moins d’argent, ou avoir une carrière moins prestigieuse.

Geneviève: Pour plusieurs raisons. Premièrement, la pandémie. Elle a non seulement fait comprendre à plusieurs personnes que le fait de travailler autrement et à distance était possible, elle nous a aussi fait réaliser que la vie est courte, et on ne peut rien tenir pour acquis. Si nous pouvons, nous devons vivre nos rêves plus tôt que tard. Deuxièmement, notre génération. Nous avons une relation complètement différente au travail. Nous sommes passionnés, et voulons être motivés par la mission de notre organisation, mais nous priorisons énormément notre bien-être et notre vie personnelle. Le travail c’est important, mais ce n’est pas tout. Troisièmement, l’explosion des startups en technologies nous permet de travailler de partout dans le monde, de façon flexible. Enfin, j’irais même jusqu’à dire qu’il n’y a jamais eu un meilleur moment pour se partir en affaire. Plusieurs font le saut, démarrent leur propre entreprise et redéfinissent leur façon de travailler.

On parle même désormais d’entières communautés numériques. As-tu l’impression d’en faire partie? Si oui, quelle y est ta place et qu’est-ce qu’elle t’apporte?
Camille:  En travaillant d’ailleurs, je rencontre des gens en tech, en communication, en marketing, en finances, en management, en design, en programmation, etc. On échange souvent sur nos domaines et on parle de nos réalités selon notre pays d’origine. C’est sûr qu’on sent qu’on a tou·tes quelque chose en commun: une passion à la maison et une envie de voir le monde. Donc oui, cette communauté existe et est accessible à tou·tes. Elle n’est plus réservée au «nerd sur son laptop qui travaille 2 heures par semaine». On est plusieurs à faire du 35 heures par semaine, la seule différence, c’est qu’on a les pieds dans le sable à 17h02.

Elisabeth: Pas tout à fait! Même si je travaille de loin, à distance, et toujours branchée sur mon ordi, j’ai plusieurs collègues journalistes et freelancers d’ici et d’ailleurs avec qui je travaille «dans la vraie vie» plusieurs fois par semaine. C’est plutôt à cette communauté IRL (in real life) que j’ai l’impression d’appartenir, et elle me fait du bien. Parce que ce qui me manque du travail de bureau, ce sont quand même les relations humaines et les amitiés qui viennent avec. Si j’étais toute seule, vraiment toute seule, avec mon écran, je pense que je trouverais le temps long – malgré les multiples Zooms! Rien ne remplace un café-jasette au soleil avec un humain.

Geneviève: En travaillant d’un espace de coworking au Costa Rica, j’ai tout de suite constaté faire partie de cette communauté. C’était super inspirant de connecter avec de telles personnes qui sont comme devenu·es «des collègues» pendant ce mois de travail. Nous allions faire du surf à nos pauses pour ensuite retourner au travail «ensemble». Ça m’a fait réaliser que je n’ai pas besoin d’être dans un endroit physique avec mes collègues tous les jours. J’ai plutôt réalisé que le fait de pouvoir travailler dans un espace et un environnement avec des gens qui bâtissent leurs rêves, réinventent leur vie et ont le désir de connecter avec d’autres est ce qui me motive et me fait sentir bien. Mes «vrai·es» collègues je les adore, et je leur parle toutes les semaines, mais le sentiment de connecter, d’avoir un espace où on se sent compris·e, ça, je l’ai trouvé dans cette communauté de digital nomads.

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