Cet article a précédemment été publié sur LinkedIn. 

J’ai lu le touchant texte de Sara Barrière-Brunet et c’est vrai que la perte du Voir, c’est une perte monumentale pour le Québec. C’est triste aussi de célébrer que le Devoir « réussit » à être rentable. Dans d’autres milieux, on célèbrerait ses profits, pas le fait qu’il n’ait pas de pertes. 

Mes collègues d’Adviso et moi-mêmes sommes convaincus que ces éditeurs qui travaillent d’arrache-pied à nous émerveiller, nous informer et à forger notre société méritent mieux.

Reculons un peu pour mieux avancer.

Comment on s’est rendu là ? 

La faute à GAFA ?

C’est plus compliqué que ça, mais ils ont un rôle à jouer. J’ai l’impression que c’est la craque de sofa qui a pris la responsabilité. GAFA prend une (bien trop) grande part des revenus de nos éditeurs et paradoxalement, GAFA ont besoin de leurs contenus. C’est un écosystème fragile qui tient à peu de choses. GAFA ont réussi à aller chercher autant de revenus parce qu’ils sont performants à livrer des résultats et parce qu’ils ont des clients qui aiment leurs produits, des utilisateurs aux annonceurs, en passant par les agences.

La faute aux agences ?

En partie. Je prends une partie du blâme. On parle de conversions, de mesures de performance, de revenus générés par des achats médias segmentés, ciblés et rattachés à des objectifs précis depuis presque 20 ans. Mea culpa. Mes clients annonceurs achètent nos services pour ce type de résultats et j’ai peut-être trop tourné la tête de l’offre des médias locaux. Par simplicité ? Par consolidation d’efforts ? Parce que ça shinait plus et que ça vendait mieux ? Parce que l’offre des éditeurs n’était pas assez orientée performance ? Toutes ces réponses.

La faute aux annonceurs ?

Le directeur du commerce électronique, du marketing ou encore de la marque a un boss qui a lui-même une boss qui a elle-même une autre boss. Chacun dans la chaîne a des incitatifs, des bonus et peu, très peu ont malheureusement l’objectif de sauver les éditeurs et d’assurer un pourcentage minimal de dollars investis localement. La majorité d’entre eux travaillent pour leur cause et celle de leur entreprise, et leurs dollars vont là où ils pourront livrer une performance et la lier à des actions qu’ils/elles ont faites directement ou via leur agence. De leur faute ? Un peu, mais ils ont leurs propres chats à fouetter et les défis sont grands partout.

La faute aux gouvernements ?

Pas évident et je suis loin d’être un spécialiste. Mais je sais qu’à chaque fois que le gouvernement donne du cash à un média, ça brise quelque chose, ça crée une injustice et ça peut aussi créer des dépendances dangereuses, notamment lorsqu’on parle du traitement de l’information impartiale. Pas évident de mordre la main qui te nourrit. Par contre, j’ai vu certains canaux obtenir de gros dollars pendant que d’autres, pas grand-chose. Par exemple, la télé recevait il y a quelques années beaucoup d’argent, dont des fonds qui pouvaient atteindre 500 000 $ pour livrer des sites web collatéraux aux émissions télé, sites qui n’existent souvent plus aujourd’hui. Pendant ce temps-là, d’autres propriétés web bâtissaient des présences durables et sont aujourd’hui vraiment fortes, alors qu’ici on investissait dans du court terme. Beaucoup de millions ont été dépensés en numérique par des gens qui ne maîtrisent pas ce canal. Je crois que le gouvernement aurait pu jouer un rôle plus stratégique dans cet écosystème, définitivement.

La faute aux éditeurs eux-mêmes ?

Ça me désole de dire ça, mais ils ont leur part de responsabilité, une grande part même. Et je sais que ce ne sera pas une opinion très populaire. Je n’inclus pas le « contexte » comme un potentiel responsable. Pour avoir tenté de migrer des dollars « traditionnels » vers du numérique depuis 20 ans, je suis bien placé pour parler de l’attitude parfois réfractaire qu’il y avait envers le numérique. Quand les millions du trad coulent à flots, difficile de justifier une grande remise en question. Demandez à Pages Jaunes. Les dollars du print coulent à flot ! Google ? Ils vont nous payer pour avoir accès à notre base de données, ils veulent créer un petit produit ben cute, Google Local. On connaît la suite.

Cette attitude je l’ai souvent sentie en tant que jeune marketeux du numérique en 2005, puis en 2010, puis en 2015, puis en... 2020. Je crois qu’on peut dire sans trop de risque que les éditeurs ont pris au moins 15 ans de trop à réagir.

Ont-ils pris suffisamment de risques ? Je dis souvent que ça prend de vrais sacrifices pour faire une transformation numérique. Un vrai sacrifice, c’est de faire un réel (et non juste cosmétique) déplacement de ressources (humaines, financières, etc.) dans une organisation. L’exemple que je donne souvent c’est La Presse Plus. Aussi imparfait ce produit fut-il à son lancement, il était quand même le fruit d’une réflexion profonde sur l’avenir de ce média et d’un réel sacrifice, soit la distribution du papier. Je crois que cet exemple est bon, car ce média a réellement réussi à transférer les dollars trad d’annonceurs vers le numérique avec moins de pertes vers le GAFA. Pendant ce temps, d’autres éditeurs voyaient fondre leurs revenus lorsqu’ils étaient transférés vers le numérique, mais ne développaient pas pour autant d’offre numérique pertinente, performante et valorisée par une équipe des ventes compétente et qui pouvait rivaliser avec Facebook ou Google. Beaucoup d’éditeurs ont simplement sous-traité leurs ventes numériques à une régie en échange de 50 % des revenus. Je n’ai rien contre les régies, mais ça ne démontre pas que c’est la préoccupation centrale d’un éditeur de bien faire les choses, développer une réelle offre et de réelles compétences.

Je crois aussi que les équipes de rédaction et ceux responsables de la stratégie d’affaires doivent travailler de manière plus étroite et intégrée. Le texte de Sara fait ressortir un problème de fond :

«Depuis des mois, la petite équipe du Voir travaillait à une relance éditoriale.»

Si le contenu et le contenant (le véhicule de revenus, la plateforme, la stratégie) sont pensés en silo, comment est-ce possible de performer dans un marché en si profonde transformation ?

Un média, c’est avant tout une entité avec une capacité de rejoindre des audiences, et si le modèle de revenus commence à s’effriter, il faut commencer à regarder comment ses audiences peuvent être monétisées autrement, Jean-Daniel Petit de Beside nous en a parlé ici et Philippe Lamarre aussi avec Urbania

Les médias locaux sont essentiels pour la santé démocratique et culturelle de notre société et je souhaite sincèrement que nous arrivions à travailler ensemble vers de réelles solutions, notamment une synergie durable agences/annonceurs/éditeurs. Comme n’importe quelle industrie en profonde transformation, ça prendra plus que du finger pointing et des discussions pour faire avancer les choses, ça prendra des gestes bold et proactifs. Les initiatives déployées par l’A2C avec Mouvement média d’ici et l’initiative nosmediaslocaux.org sont de bons exemples, mais il faut aller encore plus loin et peut-être rapprocher ces initiatives pour en faire une seule, et plus forte.

Chez Adviso, on a décidé de se relever les manches et d’accélérer des améliorations dans notre approche qui vont donner une vraie chance aux éditeurs locaux de faire valoir leur offre aux annonceurs. On a déjà plusieurs projets d’envergure avec des médias locaux et on en aura plus demain. Parce que des leaders de la culture comme le Voir qui meurent, on en veut plus. Merci le Voir, R.I.P. !

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