« Ne faites pas l’erreur d’acheter cette veste » : voilà le message contre-intuitif que Patagonia  a fait paraître en pleine page du New York Times en 2011, invitant ses client·es à réfléchir sérieusement à la surconsommation plutôt qu’à céder au dernier modèle à la mode. Depuis, la marque, connue pour d’ailleurs ne pas adhérer au black friday en diffusant un message qui offre un « meilleur deal, soit celui d’acheter des produits dont on a vraiment besoin et de les laisser redonner la part du profit à la planète », poursuit dans cette veine en poussant bien plus loin le storytelling engagé. Que ce soit à travers des films poignants comme Shitthropocene, ou à travers une série d’articles, la marque défend le pouvoir de l’information et la consommation responsable.

Ce positionnement atypique fait de Patagonia presque un cas scolaire, le genre qu’on ressort dans les cours de marketing responsable, et, avouons-le, un excellent point d’entrée pour parler du phénomène du journalisme de marque. Car dans un contexte où la confiance envers les médias traditionnels vacille, certaines entreprises flairent l’occasion de se transformer en « média » elles-mêmes. Leurs contenus, souvent impeccablement emballés, se présentent comme des articles ou des reportages, mais flirtent allègrement avec le marketing… et peuvent facilement tomber dans une forme de propagande. Le tout, bien sûr, en promettant de rebâtir un dialogue sincère avec leurs audiences. De quoi donner envie de poser la vraie question : le journalisme de marque est-il un antidote crédible à la désinformation, ou une zone grise inquiétante entre information et manipulation ? Entre opportunité et conflit d’intérêt, c’est ce fragile équilibre entre rigueur journalistique et intérêts commerciaux que nous allons explorer, avec, à nos côtés, la précieuse expertise de la professeure et chercheuse Marie-Ève Carignan.

Marie-Ève Carignan

La crise de confiance comme point de départ
Difficile de parler de journalisme de marque sans remonter au point de bascule : la crise de confiance envers les médias qui prend de l’ampleur depuis la pandémie. Mais attention… oui, les journalistes continuent d’occuper une place centrale dans l’écosystème informationnel, mais la suspicion s’installe. Et ça ne vient pas de nulle part.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes en fait. Au recensement de 2021 du Centre canadien de politiques alternatives (CCPA) et de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), on dénombrait au Québec 3 370 artisans de l’information, soit une diminution de 12 % par rapport à 2016. Pendant ce temps, les effectifs en relations publiques et en publicité ont explosé de 345 %, dépassant les 30 000 postes. Un écart « de plus en plus défavorable aux journalistes » résume Guillaume Hébert, chercheur à l’IRIS, en entrevue au Devoir. Avec ce déséquilibre, avertit-il, « on se retrouve avec de plus en plus d’intervenant·es dans l’espace public qui ne sont pas là pour produire de l’information équilibrée ou qui vise une forme d’objectivité, mais qui servent un intérêt politique ou commercial. »

Et cette fragilisation nourrit directement la méfiance. « On voit une hausse marquée de répondant·es de sondage qui ne sont plus certains de l’indépendance entre les professionnel·les de l’information et le pouvoir économique ou politique », observe Marie-Ève Carignan, professeure à l’Université de Sherbrooke et chercheuse spécialisée dans les enjeux de crédibilité médiatique. Une perception alimentée, entre autres, par les discours viraux apparus durant la pandémie, qui accusaient les médias d’être « à la solde du gouvernement ». Ajoutons à ça un autre facteur souvent sous-estimés : les médias eux-mêmes « diffusent peu de leurs normes déontologiques », constate Marie-Ève Carignan. Résultat ? Le public comprend mal comment se pratique le journalisme au quotidien et peine à distinguer un reportage d’un contenu intéressé. Ce déficit pédagogique, combiné aux discours viraux accusant les médias d’être « à la solde du gouvernement », aliment directement la méfiance. Et c’est précisément dans cette brèche que certaines marques en profitent pour se manifester, armées de leurs propres plateformes éditoriales et de budgets marketing autrement plus confortables que ceux des médias locaux.

Un public ouvert, mais vulnérable
Si les médias perdent du terrain, ce n’est pas parce que le public ne veut plus être informé. Au contraire, les gens continuent de chercher du contenu qui a du sens. Et les marques qui performant dans le journalisme de marque l’ont bien compris. « Le public peut être très intéressé à recevoir de l’information de la part d’une marque s’il juge le contenu pertinent ou utile », souligne Marie-Ève Carignan. « Toutefois, plusieurs études démontrent que le public ne fait pas toujours la distinction du contenu commandité, même dans une section du média dédiée ou avec une identification spécifique. Surtout que les pratiques d’identification de ces contenus ne sont pas uniformes d’un média à l’autre. » Ainsi, un·e passionné·e de plein air sera ravi·e de lire des conseils de randonnée rédigés par une entreprise spécialisée, surtout si celle-ci a déjà sa confiance, et ne verra probablement pas le placement de produit derrière cette démarche.

Là où le problème se pose, c’est du côté de la transparence. Même lorsqu’une mention « commandité » est affichée, « le public a bien du mal à différencier le contenu de marque », rappelle Carignan. Et si parfois la découverte se fait après coup, le sentiment de trahison est immédiat et le lien de confiance peut se briser et ce, durablement.

Bref, le public n’est pas monolithique non plus. Certain·es accueillent très bien le contenu de marque, surtout quand il est clair, utile et en phase avec leurs intérêts. Mais cette ouverture rend d’autant plus cruciale la transparence : « Lorsque le public découvre après coup que l’information qu’il a consommée était commanditée et qu’il a l’impression que cet élément lui a été caché, la personne peut se sentir trahie », rappelle Carignan. Autrement dit, le potentiel est réel… mais peut aussi se transformer en effet boomerang pour une marque qui manque de transparence.

Frontière trouble entre information, marketing et propagande
Où finit l’information et où commence la publicité ? Dans l’univers du journalisme de marque, la ligne est rarement tracée au marqueur noir. Et on peut s’attendre à voir la ligne se brouiller de plus en plus, sachant que de plus en plus de journalistes comme Alexane Drolet (Alexplique) ou Nicolas Pham (Nico Pham), quittent leurs institutions en quête de liberté journalistique en créant leur propre contenu d’information sur les médias sociaux. Des initiatives qui, clairement, devront reposer sur du financement de marques, à un moment ou à un autre (n’en témoigne le récent partenariat entre l’Aéroport de Québec et Alexplique).

Dans certains cas, les journalistes reçoivent carrément un « kit » clé en main de la part de la marque, avec messages à insérer, citations approuvées d’avance… et parfois même une demande de relecture complète avant la publication. « On est donc clairement plus dans la publicité que dans l’information ici », tranche Marie-Ève Carignan. Le problème, c’est que cette confusion n’est pas seulement théorique. Pour le public, ces contenus sont souvent présentés dans le même habillage visuel qu’un article journalistique classique. Même les mentions « commandité » ou « partenaire de contenu » ne suffisent pas toujours à clarifier les choses. Résultat : un glissement s’opère entre information, relations publiques et, dans certains cas extrêmes, propagande.

Carignan rappelle qu’il existe pourtant des garde-fous : le code de déontologie de la SQPRP, par exemple, exige des relationnistes qu’ils s’astreignent aux « plus hautes normes d’honnêteté et d’exactitude ». Mais dans la pratique, ces normes sont loin d’être toujours respectées, et encore moins uniformes d’une organisation à l’autre. Une zone grise qui profite aux plus habiles… et qui fragilise la confiance de tout l’écosystème.

Éthique, démocratie et rôle social
Derrière la question du journalisme de marque se cache un enjeu bien plus vaste : celui de la démocratie. Car si les marques deviennent de plus en plus présentes dans l’espace public comme productrices de contenus « informatifs », le risque de manipulation grandit. « Dans certains cas, les sources qui étaient injoignables pour des journalistes traditionnels se rendent soudain disponibles lorsqu’il s’agit de contenu commandité, créant l’impression que le message est contrôlé », observe Marie-Ève Carignan. Pour la chercheuse, il serait exagéré de penser que les marques deviendront les « gatekeepers » exclusifs de l’information. Mais elle insiste sur la nécessité d’éduquer le public : comprendre ce qui distingue un reportage indépendant d’un contenu de marque, apprendre à reconnaître les mentions commanditées, développer un réflexe critique. Car le brouillage des genres ne touche pas seulement les médias traditionnels et il s’étend aussi aux nouvelles personnalités de l’influence en ligne, dont la pratique du commentaire d’actualité est souvent alimentée par des commandites plus ou moins assumées.

Bref, l’éthique ne doit pas être reléguée au second plan. Le rôle social des marques qui produisent du contenu éditorial est réel, mais il doit s’accompagner d’un sens des responsabilités digne du pouvoir d’informer.

Antidote ou zone grise, la question reste ouverte
Le journalisme de marque occupe aujourd’hui une place ambiguë : il peut pallier certaines faiblesses du système médiatique… mais il risque aussi d’en accentuer les dérives. L’exemple de Patagonia montre que des contenus engagés, transparents et utiles peuvent renforcer la confiance et nourrir un débat public de qualité. À l’inverse, des campagnes trop directives ou opaques fragilisent encore davantage le lien instable entre information et citoyen·ne. La question n’est donc pas seulement de savoir si les marques doivent investir le terrain de l’information, mais comment elles le font. Transparence, rigueur et clarté ne sont pas des options. Ce sont les conditions de base pour éviter que ce modèle ne devienne un terrain miné.

Et au fond, la vraie interrogation demeure ouverte : à l’ère des contenus hybrides et des influenceur·euses commandité·es, qui portera demain la responsabilité d’informer de manière crédible ?