Est-ce qu’on a relégué trop rapidement la télévision québécoise à l’étage des soins palliatifs ? Est-ce qu’on l’a abandonnée dans un corridor d’hôpital, perfusion au bras, sans même prendre son pouls ? Les rumeurs de sa mort imminente sont-elles exagérées ? Dans l’imaginaire collectif, la télé perd peut-être des points auprès de la jeune génération, mais son cœur bat encore fort. La preuve ? Plusieurs professionnel·les des médias et du financement ne savent même pas ce qu’est Salut Bonjour ! — pourtant, chaque matin, des centaines de milliers de Québécois·es se réveillent avec cette émission culte.
En pleine rentrée télévisuelle, Pierre Karl Péladeau a lancé un cri du cœur le 26 août pour rappeler l’urgence d’agir. Entre le retour de nos personnages préférés et la saison du cocooning, il est légitime de se demander : comment va, vraiment, notre télévision québécoise ?
Pour prendre le pouls, j’ai eu l’opportunité d’échanger avec Patrick Jutras, Président de MELS et chef des revenus publicitaires de Québecor et du Groupe TVA.

Prise de pouls : une popularité toujours au rendez-vous
« La santé de la télé au Québec est bonne en termes d’heures d’écoute », affirme Patrick Jutras. Les chiffres confirment ce diagnostic : près de 70% des foyers sont abonnés à la câblodistribution, Groupe TVA détient plus de 42% de part de marché et TVA rejoint 5,7 millions de Québécois·es chaque semaine.»
« Quand on fait une émission comme Chanteurs masqués, qui atteint 1,6 million de téléspectateur·rices, c’est phénoménal. Ça ne se voit pas au Canada anglais ni aux États-Unis ! » ajoute Jutras. Les 2 quotidiennes STAT et Indéfendable sont en mesure de rejoindre des millions de téléspectateur·rices chaque soir. Indéfendable, à elle seule captive 1,8 million de personnes. La télévision est au cœur de notre culture, et au Québec, les auditeurs·rices sont extrêmement engagé·es », insiste-t-il.
La télé québécoise en chiffres
- 70 % : foyers avec câblodistribution
- 6,8 M : Québécois·ses/semaine
- 6/10 : émissions québécoises dans le top 10 canadien
- 40 % : baisse des revenus publicitaires depuis 2011
- 92 % : revenus en ligne accaparés par les géants du web
Diagnostic : une hémorragie publicitaire
Si le pouls est bon, la télé privée souffre d’une hémorragie financière. Depuis 2011, les revenus publicitaires télé ont chuté de 40 %, tandis que les géants du web raflent 92 % des revenus numériques. Malgré les efforts d’adaptation — plateformes revampées, contenu original valorisé — le modèle reste menacé.
Facteurs aggravants : concurrence déloyale et déséquilibre réglementaire
À l’évasion publicitaire vers Facebook, Google et cie s’ajoutent la mutation des habitudes d’écoute (Netflix, Crave, Prime) et un financement inéquitable. Au Canada, CBC/Radio-Canada reçoit environ 1,44 milliard de dollars en financement public, tandis que les chaînes privées doivent se partager une part limitée du Fonds des médias du Canada, d’environ 366 millions de dollars annuellement.
Résultat : une concurrence accrue pour les ressources, une diminution des productions originales québécoises et des séries locales parfois interrompues prématurément.
Pensons à Projet Innocence ou à l’excellente série Sorcières, nominée 16 fois aux Gémeaux, qui ont dû s’arrêter brusquement — un choc autant pour les artistes que pour le public. Les vives réactions sur les réseaux sociaux rappellent à quel point les téléspectateur·rices s’attachent à leurs rendez-vous télé et soulignent l’urgence d’injecter des ressources pour continuer de faire vivre nos talents et notre culture.
Traitements d’urgence : des coupes douloureuses
Rappelons que ces mesures ont énormément touché les professionnel·les des médias au cours des dernières années et n’ont pas été prises à la légère. Comme dans tout service d’urgence, quand le patient est en danger vital, il faut agir vite — parfois au prix de gestes drastiques. TVA n’a pas pu échapper à cette logique : l’entreprise a appliqué des traitements-chocs, douloureux, mais jugés indispensables :
- réduction significative des coûts d’opération ;
- abolition de près de 700 postes ;
- fermeture du secteur de production interne ;
- optimisation immobilière (vente du 1600, Maisonneuve) ;
- réévaluation de la grille, non-renouvellement de contenus aimés.
Solutions : une ordonnance en cinq volets
Pour éviter de nouvelles mesures drastiques, il faut envisager les solutions ensemble. Québecor mise sur une ordonnance complète, chaque pilier étant essentiel pour stabiliser le patient :
- Réforme fiscale ;
- Recentrage de Radio-Canada ;
- Réforme du Fonds des médias du Canada ;
- Inclusion du journalisme télé au crédit d’impôt ;
- Allègement réglementaire.
Impossible de choisir un seul traitement, selon Jutras : « Elles sont toutes fondamentales et intrinsèquement liées. » Le rapport récent du GTAAQ, jugé encourageant, pourrait ouvrir la voie, mais le temps presse.
Pronostic : vitalité, si on agit vite
Alors, la télé québécoise est-elle condamnée ? Pas pour Patrick Jutras. « Parce que c’est le rempart de notre culture. Parce qu’au Québec, on est attaché·es à cette culture-là. Parce que nous avons un patron qui y croit et qui est engagé. »
Son message aux décideurs est sans détour : « Prenez notre message au sérieux, ce ne sont pas des doléances. Si on ne veut pas que la télé devienne ce que la musique est devenue face aux plateformes étrangères, il faut agir ! »
La télévision québécoise n’est pas prête à être mise sous respirateur artificiel. Elle se consomme différemment certes, mais une réhabilitation est possible pour continuer d’accompagner les Québécois·es au quotidien avec des contenus originaux, car rien ne remplace la chaleur d’un rendez-vous télé bien d’ici !