Dans une récente discussion avec une amie — qui est aussi une cliente — et à travers mon regard actuel de l’autre côté de la force (le côté client, que j’observe avec beaucoup de curiosité et d’apprentissages depuis quelques temps), je reviens sur l’un des grands dilemmes du modèle des agences.
Il y a un an, alors que j’étais encore en agence, j’ai osé critiquer les fameuses feuilles de temps. Sans surprise, je me suis fait remettre à l’ordre. Ce n’était pas ma business, et c’est comme ça que le système tourne. Qui étais-je pour remettre ça en question, voyons donc?
Un an plus tard, maintenant que je vis la relation client-agence de l’intérieur, je réalise que cette obsession du «temps passé» est peut-être le vrai nœud et une grande partie du problème. Parce que — spoiler alert — le client n’achète pas des heures.
Il veut, désire, espère de la valeur. Des idées. De l’expérience. Des solutions. Pas 7 heures à 150$ de l’heure.
Il ne veut pas que son enjeu stratégique de marque soit traité par un directeur-conseil surchargé, un stratège qui découvre l’industrie depuis six mois ou un directeur artistique publicitaire parachuté sur le projet. Il veut les bonnes réponses, données par les bonnes personnes au bon moment. Celles qui comprennent son secteur, ses enjeux, son ambition.
Et vous avez peut-être remarqué que je n’ai toujours pas dit le mot «création». J’y reviendrai.
Alors, c’est quoi «la valeur» pour un client?
Ce n’est pas un livrable.
C’est :
- Une réflexion stratégique pertinente, enracinée dans le réel.
- Un point de vue extérieur qui challenge ses angles morts.
- Une capacité à l’aider à décider plus vite, à investir mieux.
- Une forme de clarté dans le brouillard; « being able to see in the dark »
Les agences parlent souvent d’accompagnement stratégique. Et, oui, promis juré: on va faire ça en collaboration (encore le mot valise).
Mais dans les faits, le modèle économique reste centré sur les heures facturables, pas sur la valeur livrée.
Et ça crée une tension. Moins tu passes de temps, moins tu factures. Plus tu passes de temps, plus tu crées de la frustration en interne et des questionnements en externe.
Et au final, tout le monde perd, parce que la première chose que le client va remettre en doute, c’est les heures passées — surtout si la valeur attendue n’est pas au rendez-vous.
Et la création dans tout ça?
J’ai sciemment évité le mot. Parce que oui, côté client, la création est valorisée… mais de plus en plus ce volet est internalisé ou donné à des pigistes, beaucoup de pigistes (j'y reviendrai dans un autre billet).
Une fois la stratégie définie, que les grandes lignes créatives sont claires, que les principes de la marque sont posés: produire devient une opération. Et dans ce contexte, un taux horaire de 150$ pour appliquer un gabarit, décliner une affiche ou ajuster un carrousel LinkedIn? Non merci.
C’est encore plus vrai pour les projets de marques. Un peu moins en campagne publicitaire, bien sûr — le client aura toujours besoin de la grande idée. Mais pour l’exécuter et la produire? De plus en plus, les clients vont chercher des producteurs, des créateurs, des collaborateurs indépendants. Et non, ils ne passent pas (toujours) par l’agence.
Quelques points intéressants :
- 80 % des clients estiment que leur agence ne comprend pas suffisamment bien leur business pour créer de la valeur stratégique à long terme. (Source : IPA – Institute of Practitioners in Advertising). Je ne sais pas pour vous, mais pour moi cela a été mon grand «Ah-ha moment»; c'est énorme 80%; on comprends pourquoi les clients n'adoptent plus le modèle dépassé de retainer.
- «Le temps passé sur une tâche est un indicateur très faible de sa réelle contribution à la performance ou à l’innovation» (Harvard Business Review)
- Le modèle value-based pricing (tarification selon la valeur) fait lentement son chemin. Des agences comme Wieden+Kennedy ou Anomaly adoptent des approches hybrides où l’impact devient le vrai critère de rémunération.
Alors… est-ce qu’on facture ce qu’on fait et livre, ou ce qu’on résout?
Dans mon cours à l’université, l’une des premières choses que je dis à mes étudiants, c’est ceci: Une relation client, ça se construit.
Et comme toute relation, ça prend du temps. Des échanges. Des essais. Des erreurs. Mais surtout: une vraie volonté de comprendre.
Comprendre le modèle d’affaires du client. Ses opérations. Sa réalité terrain.
Je leur dis aussi: N’ayez jamais la prétention de tout savoir. Quand vous entrez dans un mandat, vous avez peut-être 5 à 10% des infos en main. Même après des mois, vous n’en saurez jamais autant que lui sur son marché, ses consommateurs, sa marque; n'ayez jamais la prétention d'en savoir plus que lui ou elle.
Mais ce qu’il attend de vous, ce n’est pas d’en savoir plus. C’est de voir autrement. D’apporter une perspective neuve. D’ouvrir un angle mort. De poser de bonnes questions.
Et ça, ça ne se facture pas à l’heure. Ça se bâtit dans la relation. Avec humilité, curiosité… et surtout du temps.