«Jamais nous n’avons été exposés à autant de messages publicitaires», a dit Étienne Paré, dans un article datant de février 2024. Le journaliste du Devoir expose ainsi le changement de paradigme auquel nous assistons en tant que société dont «Internet est le seul médium à profiter de [cette] explosion du marché».

Force est d’admettre qu’en s’intéressant aux chiffres et aux données du Centre d’études sur les médias de l’Université Laval, le constat est frappant : au Québec, en 2022, pas moins de 4,7 milliards de dollars ont été investis dans la publicité à la télévision, à la radio, dans les journaux, les magazines, les hebdomadaires, mais surtout en ligne. Cette progression représente une augmentation de 552 millions de dollars par rapport à 2021, un bond qui s’explique principalement par l’explosion de la publicité sur les plateformes numériques, désormais le terrain de jeu privilégié des annonceurs. Avec le télétravail et les confinements ayant accentué l’usage des outils numériques, l’écosystème en ligne s’est imposé comme un incontournable, mais aussi comme un espace publicitaire moins ancré dans les frontières géographiques.

Cet engouement pour les espaces publicitaires numériques pose une question cruciale : la montée en flèche des investissements a-t-elle engendré des défis imprévus pour l’industrie publicitaire? L’un des plus marquants pourrait bien être la réaction des internautes en soi. À être trop exposé à la pub, se peut-il qu’un effet inverse se crée? Soit celui de vouloir reprendre le contrôle en tant que consommateur·rice?

«Distraction Control» et «Manifest V3» : de nouvelles fonctions pour bloquer les publicités 
Les nouvelles fonctionnalités comme Distraction Control de Safari (Apple) et Manifest V3 de Chrome (Google) incarnent-elles un souci des GAFAM à vouloir répondre à la demande croissante des consommateur·rices de reprendre le contrôle du contenu en ligne? Bien que ces innovations ne visent pas à supprimer totalement les publicités, elles redéfinissent le paysage numérique et les interactions entre annonceurs et consommateur·rices en leur donnant des outils simples d’utilisation et intégrés à leur navigateur. Si ces innovations ne visent pas explicitement à nuire aux publicitaires, elles soulèvent néanmoins des préoccupations. Les utilisateur·rices, équipé·es d’outils de plus en plus performants, risquent de détourner encore davantage leur attention des messages publicitaires.

Distraction Control est une fonctionnalité de Safari qui permet aux utilisateur·rices de personnaliser leur expérience de navigation en masquant certains éléments distractifs sur les pages web :

  • Masquer les bannières de connexion : Réduit les interruptions liées aux incitations à créer un compte ou à se connecter.
  • Cacher les pop-ups : Empêche les fenêtres intempestives de perturber la navigation.
  • Filtrer les superpositions de contenu : Supprime les éléments statiques ou flottants, comme des encadrés promotionnels.
  • Option de réapparition : Les éléments masqués ne sont pas supprimés et peuvent être restaurés en un clic.

Manifest V3 est une mise à jour de l’architecture des extensions de Chrome, principalement destinée à renforcer la sécurité et la transparence tout en limitant certains types de bloqueurs publicitaires.

  • Permissions plus restreintes : Les extensions ont un accès plus limitées aux données des utilisateur·rices.
  • Scripts d’arrière-plan améliorés : Remplacement des scripts persistants par des scripts événementiels pour économiser les ressources.
  • Déclaration des règles : Les extensions doivent préciser à l'avance les types de contenu qu'elles veulent bloquer.
  • Nouveau système de filtrage : Introduit des limites sur le nombre de règles que les bloqueurs de contenu peuvent appliquer, affectant leur efficacité.

La France s’inquiète
Déjà au printemps, quand Apple annonçait la nouvelle fonction intégrée à la mise à jour d’IOS 18 et macOS, les réactions du côté de la France ont été vives. Plusieurs associations françaises, dont l’Alliance Digitale, l’APIG, le Geste, le SRI, l’Union des marques et bien d’autres ont manifesté leur mécontentement ainsi que leurs inquiétudes face à cette initiative dans une lettre adressée à Tim Cook, le PDG d’Apple. Une de leurs principales causes: la potentielle chute des revenus publicitaires, qui contribuent au maintien de nombreux médias numériques et sites web.

En tant que journaliste ー et millénale ー, je me suis demandée une chose en cherchant sur le sujet qui ne me semble pas si nouveau que ça (j’ai moi-même utilisé de nombreux adblockers au cours de ma vie numérique): est-ce que cette réaction de la part de la France est disproportionnée?

«Les adblockers existaient avant et continueront d’exister»
Ça, c’est ce que nous dit d’emblée Benoit Domingue, cofondateur d’Ursa Marketing, qui  se dit plus ou moins inquiet par cette nouvelle fonction d’Apple. « Ce que je constate, en la regardant quelques minutes, c’est que la fonction Distraction Control efface les publicités, les fenêtres contextuelles comme les inscriptions aux infolettres, les cookies et toute chose jugées “dérangeante” par l’utilisateur·rice. Mais je me demande si les réfractaires de cette fonction l’ont utilisé? » Il suffit de tenter l’expérience, comme le dit si bien Benoit Domingue, pour constater que la Distraction Control efface le contenu, mais ne le supprime pas définitivement. Elle n’enregistre pas toujours non plus les choix si on navigue d’une page à l’autre sur un même site web. Il faut par ailleurs sélectionner un à un le contenu publicitaire qui nous dérange pour l’effacer. « Mis à part l’effet très cool du petit nuage qui s’évapore quand on vaporise un contenu, explique-t-il, il n’y a rien de très impressionnant dans cette application, en tout cas, rien de plus impressionnant de mon point de vue que d’autres adblockers plus efficaces sont capables de faire. »

De son côté, Apple a précisé que la fonctionnalité Distraction Control n'est pas conçue pour être un bloqueur de publicités automatisé. L'entreprise se défend en affirmant que cet outil nécessite une action proactive de l'utilisateur·rice pour chaque site web visité. En échangeant avec le cofondateur d’Ursa Marketing, et en tentant tous les deux d’utiliser la fonction en écran partagé, force était de constater que la position d’Apple n’est pas si marginale : « On l’a fait ensemble, ça prend beaucoup d’effort pour faire le ménage sur un site, précise Benoit Domingue. Mon impression à moi, c’est qu’Apple a tenté de proposer quelque chose pour des besoins très spécifiques de certains utilisateur·rices, mais que l’entreprise aurait vraiment pu concevoir quelque chose de plus dramatique pour les publicitaires et annonceurs si elle l’avait voulu. »

Une nouvelle fonctionnalité pour de nouveaux besoins d’utilisation?
Pour revenir à cette fameuse question de départ: est-ce qu’on peut voir dans ces nouvelles fonctions de Chrome et d’Apple une réponse à une nouvelle demande des internautes? «Il y a toujours eu des adblockers et selon moi, c’est encore quelque chose d’assez “underground” d’en installer sur son ordinateur. On remarque que la gen Z est la génération qui en utilise le plus, note Benoit Domingue. Est-ce que c’est un changement de paradigme pour les annonceurs au Québec? Je ne pense pas.» Mais alors, est-ce que cette discussion entourant les adblockers en amène une plus large? Selon le cofondateur d’Ursa Marketing, la réponse est oui. «Le meilleur réflexe à avoir, à mon avis, c’est de se questionner sur ses stratégies de cueillette de données. Selon moi, toute cette « controverse » entourant le potentiel danger de Distraction Control soulève et renforce l’idée qu’on doit de moins en moins, en tant que publicitaire et annonceur, dépendre uniquement des données tierces de ciblage de Google et compagnie. Parce que si on y réfléchit un peu, une personne qui bloque des publicités dérangeantes bloque probablement des publicités mal ciblées, donc non pertinentes. La question soulevée ici devrait donc être celle-ci : sommes-nous capables de rester pertinents dans un écosystème numérique qui permet aux consommateur·rices de vaporiser notre contenu publicitaire?» 

Pertinence : encore et toujours, la pertinence
Avec l’introduction de la loi 25 et la disparition imminente des cookies tiers, la réflexion sur la collecte et l’analyse de données a été amorcée depuis un moment déjà par Benoit Domingue et son équipe chez Ursa Marketing. «On est arrivé avec une solution de notre côté, et c’est Kuma, explique Benoit Domingue. Kuma, à la base, c’est une application Shopify compatible avec Meta Ads, Google Ads, Klaviyo et HubSpot, qui a été conçue dans le but d’aider les spécialistes en marketing à bâtir des audiences performantes à partir de leurs propres données, et ce, sans recourir aux cookies. À mes yeux, la vraie menace pour les annonceurs, c’est de ne pas être capable de rester pertinents, donc de ne pas connaître assez ses cibles à partir de ses propres données primaires. On fait rejouer la même cassette : mix marketing, modeling, etc.» Et comment rester pertinent, visible et pas trop intrusif dans un environnement où les utilisateur·rices ont de plus en plus le contrôle sur ce qu’ils et elles veulent voir? «C’est le jeu du funambule éternel de la pub, la ligne est vraiment mince entre je passe efficacement mon message et je gosse tout le monde. Si on a un message de qualité qui cible les personnes concernées, on réduit les faux-pas du côté dérangeant.»

En somme, une phrase de Benoit Domingue m’a marqué : «Un des gros problèmes, c’est qu’on est habitué à la gratuité, en tant que consommateur·rices numériques. Mais on oublie rapidement que lorsqu’un service est gratuit, c’est parce que c’est nous, le produit.» Les fonctionnalités d’Apple et de Chrome ont-elles alors une certaine limite? Car c’est à ces géants que profite le plus l’investissement publicitaire. Chose certaine, l’arrivée de ces fonctions ne peut qu’être bénéfique à la publicité, qui gagne chaque fois un peu en remettant en question ses stratégies.

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