Les récents progrès réalisés dans le domaine de l’intelligence artificielle ont donné naissance à des outils aux capacités étonnantes. Parmi ceux-ci, l’IA générative qui crée du contenu en moins de temps qu’un humain. Si les contenus générés — texte, image, musique, vidéo – peuvent être bluffants au premier regard, n’empêchent qu’ils soulèvent de sérieuses questions éthiques. Conversations avec Illustration Québec et le cabinet d’avocats Robic.

Revenons un peu en arrière. Fin août, le Grenier aux nouvelles publie son magazine hebdomadaire post-vacances. On y aborde de réseau social idéal, qui n’existe pas encore soit dit en passant, du rôle de la publicité dans la préservation de l’environnement et du potentiel de Reddit en tant qu’écosystème pour les marques averties. Plutôt que de faire appel à notre studio de photographie habituel, à notre illustratrice ou de recourir à des banques d’images pour illustrer l’article à la une, l’équipe a décidé de tenter quelque chose de nouveau en faisant appel à un outil d’intelligence artificielle. Pour tester la chose. À l’interne, on trouvait ça plutôt chouette ! Wow, une IA qui fait une illu ! Let’s hop on the bandwagon pour ne pas manquer le train ! 🫠 Oups. Comme vous l’avez sans doute deviné, l’image choisie pour la couverture n’a pas fait l’unanimité auprès de la communauté artistique. On s’est fait taper sur les (six) doigts. Ironique qu’un magazine axé sur la comm comme le nôtre, qui promeut fièrement le travail des artisan·es d’ici, n’ait pas réalisé la maladresse de ce choix. Mea culpa. Transformons cette bévue en opportunité d’apprentissage.

Créativité, l’apanage de l’être humain
L’arrivée d’outils d’IA génératives tels que ChatGPT, Midjourney, LamDA et DALL-E fascine et effraie à la fois. Surtout si on reprend les mots de l’artiste Jason Allen, dont l’œuvre Théâtre d’opéra spatial, créée avec l’intelligence artificielle, a remporté un concours d’arts aux États-Unis. « L’art est mort. C’est fini. L’IA a gagné. Les humains sont perdus », a-t-il déclaré au New York Times. Ouch. Produit par les machines du collectif français Obvious, Le Portrait d’Edmond de Belamy a été vendu aux enchères pour une modique somme de près d’un demi-million de dollars. En Floride, The Dalí Museum s’est ouvert à l’IA en proposant une expérience hors du commun aux amateur·trices de surréalisme grâce à DALL-E avec l’exposition Dream Tapestry, permettant de donner forme aux rêves. AlphaCode, le système d’IA de DeepMind, quant à lui, secoue le monde des programmeur·euses : il écrit des programmes qui surpasseraient ceux des humains ! Et à Montréal, jusqu’au 15 octobre dernier, l’ONF présentait CHOM5KY vs CHOMSKY : une curieuse conversation sur l’intelligence artificielle. Signée Sandra Rodriguez, cette expérience de réalité virtuelle permettait d’explorer le potentiel de l’IA et de ses écueils. Le public était accueilli par CHOM5KY, une entité artificielle inspirée de Noam Chomsky et créée par un ensemble de traces numériques liées au célèbre intellectuel, et amené à réfléchir aux manières dont l’intelligence artificielle et la vie humaine sont désormais enchevêtrées.

Dans la majorité des cas, l’humain en assure la curation : il trie les résultats selon l’interprétation voulue. Si l’IA peut aider à générer des idées innovantes, explorer de nouvelles possibilités et automatiser quelques tâches créatives, elle doit demeurer comme tel : un outil. À la Photoshop et Illustrator, quoi. « Ça doit demeurer un outil un peu comme le pinceau du peintre à l’époque. Dans tous les cas, il y a quand même un humain qui garde la maîtrise et qui insuffle toujours un peu de créativité dans le processus », croit Caroline Jonnaert, avocate chez Robic et experte en droit de la propriété intellectuelle. « On n’est pas contre les avancées technologiques, dit d’emblée Jean-Philippe Lortie, directeur général d’Illustration Québec, une association regroupant 300 illustrateur·trices professionnel·les. Notre milieu a subi des changements majeurs dans les dernières décennies. Il y a eu des craintes par rapport à l’arrivée des outils comme Photoshop ou des ordinateurs, mais ils sont maintenant intégrés et sont des incontournables. C’est la manière dont l’IA est actuellement utilisée et la façon dont elle est gérée qui est un enjeu. Ça sort un peu de la poigne des artistes. »

Caroline Jonnaert
Caroline Jonnaert, avocate chez Robic 

Dilemme éthique
Grâce à un apprentissage profond nourri par des données visuelles, des services de génération d’images basées sur l’IA peuvent créer des photos ou des illustrations à partir d’une commande textuelle (prompt). Le hic, c’est qu’aucun·e artiste n’a consenti à ce que leurs œuvres soient utilisées. « C’est un grand dilemme, exprime Julien Chung, président d’Illustration Québec. On est pour les avancées technologiques si ça peut nous servir et nous aider dans notre travail pour être plus rapide, créatif et ouvrir des portes. » Lui-même a bâti sa carrière sur le numérique avec un peu de crayon, précise-t-il. « Le dilemme, c’est que les dernières moutures posent de gros enjeux éthiques. Les outils ont été formés sur des œuvres existantes qui ont été protégées par le droit d’auteur et elles sont utilisées sans notre permission et sans rémunération. » Les 3 C, vous connaissez ? Consentement, Crédit, Compensation financière. Pour le moment, aucun des 3 C n’est respecté. « Ça ne m’intéresse pas de donner mes images à un système qui va me compétitionner. Et je n’ai pas le choix non plus. En ce moment, les entreprises prennent tout. Je ne peux pas dire non », laisse-t-il tomber.

Julien Chung
Julien Chung, président d’Illustration Québec
Crédit : Bernard Brault

À Londres, l’entreprise britannique Stability AI s’est fait traîner en justice par Getty Images. L’entreprise a violé les droits de propriété intellectuelle pour alimenter son IA, Stable Diffusion. La plateforme de banque d’images affirme avoir accordé des licences à des entreprises d’innovations technologiques pour la formation de systèmes d’IA, mais d’une manière qui respecte les droits de propriété personnelle et intellectuelle. De son côté, Stability AI n’aurait pris aucune initiative pour obtenir une licence de Getty, utilisant les images sans autorisation ni contrepartie. « Il y a effectivement des litiges actuellement qui sont principalement basés sur l’utilisation de données à des fins d’entraînements. C’est principalement aux États-Unis, mais ce n’est qu’une question de temps avant que ça ne se produise au Canada aussi, formule Caroline. L’industrie créative est en train de se mobiliser pour essayer de faire valoir ses droits adéquatement sans nécessairement vouloir freiner le développement de l’IA. Mais il y a toute une question qui se pose pour trouver un juste équilibre entre innovation et protection des intérêts des créateur·trices. »

L’avocate ajoute que le Canada veut se positionner comme un leader en intelligence artificielle, avec un système fort et des données valides et aux résultats fiables. « Pour cela, il faut qu’on ait de la donnée de qualité. Est-ce qu’il faut permettre une exception dans la loi ? C’est là où on se retrouve. En fait, à défaut d’aller libérer les droits et d’aller chercher les utilisations, l’option qui demeure possible est d’utiliser du contenu qui est tombé dans le domaine public. Les œuvres au Canada sont protégées durant toute la vie de l’auteur·trice plus 70 ans suivant son décès. Si on utilise des œuvres du domaine public, ce sont quand même des œuvres qui ont été créées à une certaine époque et le risque que ça encourt, c’est qu’on entraîne des algorithmes avec des données qui sont désuètes et qui peuvent perpétuer des biais et reproduire des valeurs qui ne correspondent plus à celles véhiculées dans la société. » L’enjeu va au-delà de la question de droit d’auteur, estime Caroline. « Ça a un impact réel sur l’utilisation de l’IA et de l’incidence de développer des systèmes forts et fiables. »

Bourrées de clichés, de stéréotypes sexistes et racistes, les images produites par les IA génératives ? Exhibit A. Le magazine Vice a observé que des images d’hommes blancs en costume d’affaires sont générées lorsqu’on utilise des termes de recherche comme « PDG » alors que le mot « nurse » (« infirmier·ère » en anglais) créait des images de femmes. Exhibit B. La journaliste Melissa Heikkilä rapportait au Mit Technology Review comment Lensa, une appli virale utilisant l’IA, la transformait en avatars aux allures « pornographiques, de manière caricaturale », alors que ses homologues masculins devenaient tour à tour « astronautes, explorateurs ou inventeurs ». D’après Heikkilä, d’origine asiatique, les résultats obtenus s’expliqueraient par « l’importante quantité d’images sexualisées » mettant en scène des femmes asiatiques contenue dans la base de données utilisée. « Si on émet le prompt “dessine-moi une belle femme”, ce sera une blonde aux yeux bleus. Ou dans le cas “d’infirmière”, ce sera un personnage cliché plantureuse. Ça soulève bien des questions. Quand on parle d’éthique, l’enjeu d’appropriation culturelle est souvent évacué dans les conversations, ajoute Jean-Philippe. Il y a des images qui sont propres à certaines cultures qui sont mangées dans ces machines-là et régurgitées de sorte qu’on ne puisse pas reconnaître ces images et ça pose un problème. » En association avec l’Université Leipzig, en Allemagne, les chercheurs de la firme Hugging Face, spécialisée dans l’apprentissage automatique, ont conclu que les résultats obtenus par les IA les plus en vogue du moment reflètent des interprétations racistes et des biais de genre. La firme héberge d’ailleurs des outils ayant pour objectif d’aider les chercheur·euses à créer des modèles d’IA qui tiennent compte de considérations éthiques.

Éveiller les consciences
Comment peut-on éduquer et sensibiliser le grand public et les clients ? « On va embaucher une bonne agence de pub », lance à la blague Julien. Visant à rassembler, soutenir et donner les outils nécessaires pour que les illustrateur·trices puissent bien effectuer leur travail, Illustration Québec s’est récemment associée avec le Regroupement des artistes en arts visuels du Québec et l’Union des écrivaines et des écrivains québécois pour publier une lettre ouverte destinée aux artistes afin de les inviter à contacter leurs associations respectives pour leur faire part de leurs expériences, de leurs craintes. « C’est notre rôle de recueillir le plus d’informations possible et d’être capable d’éduquer, explique Julien. On veut construire des outils qui s’adressent au grand public et aux contractants susceptibles d’engager les illustrateur·trices pour leur dire pourquoi c’est mieux d’engager un être humain, qui va faire un meilleur travail d’illustration qu’une machine, et de valoriser le travail des artistes. Éventuellement, on veut aussi outiller nos membres pour qu’il·elles puissent peut-être utiliser ces outils-là de manière éthique et de bonifier leur travail. On demande au gouvernement de faire une législation, ou un cadre rapidement parce que c’est hors de contrôle et ce n’est pas dans l’intérêt de la culture. »

En Europe, plusieurs annonceurs ont déjà interdit l’utilisation de l’intelligence artificielle générative auprès des agences. Selon AdAge, le domaine en tête de liste à adopter l’IA générative en milieu de travail aux États-Unis en 2023 est l’industrie du marketing et de la publicité (37 %), suivi du domaine des technologies (35 %), le secteur du conseil (30 %), l’enseignement (19 %), la comptabilité (16 %) et les soins de la santé (15 %). D’après Caroline, si une entreprise souhaite coûte que coûte utiliser l’IA, elle doit entamer une réflexion approfondie. « Cette position doit être clairement communiquée au sein de l’équipe. Si l’entreprise décide d’utiliser ces outils, il est essentiel d’adopter une utilisation responsable. Cela signifie éviter de soumettre des données sensibles, des informations personnelles ou des œuvres protégées. De plus, ces outils doivent être considérés comme un point de départ ou une source d’inspiration, mais jamais comme une création finale. » D’ajouter Jean-Philippe : « Est-ce qu’on veut vraiment d’un monde où ce sont des robots et des IA qui font des créations artistiques ? Je pense qu’il faut se rappeler que c’est ce qui fait de nous des humains. Être créatif·ves, sublimer des idées sur papier, écrire, créer. Ça prend des professionnel·les de l’image. Ça demande une interprétation, une réflexion que l’IA ne peut pas faire, car elle fait des raccourcis entre plein de données. Les artistes sont encore les seul·es qui ont l’expertise pour bien faire ce travail-là. »

Leçon apprise. Le Grenier n’utilisera pas de sitôt une IA générative pour un prochain cover. Promis.

Midjourney