«Mais… Comment tu vas faire avec l’entreprise ?» Cette question, la présidente de Made In, Aurélie Sauthier, n’y est pas étrangère: «Pendant ma première grossesse, et de nouveau durant celle-ci, c’est LA question qui est revenue le plus souvent quand je disais que j’étais enceinte.» La pose-t-on aussi aux hommes ? «Je n’ai jamais entendu une seule fois mon mari, qui est aussi entrepreneur, se faire poser ce genre de question. Inutile de commenter davantage, affirme la présidente de Made in, c’est l’illustration complète de la différence et de l’inégalité qu’il existe encore entre les hommes et les femmes dans notre société.»

Un sprint d’abord, ensuite les bébés ?
Pour Aurélie Sauthier, il n’a pas été question de faire un choix: «Personnellement, ça ne m’a jamais traversé l’esprit de devoir faire un choix entre la carrière et la maternité. J’ai toujours vu mes deux parents travailler de manière égale et se relayer selon leurs horaires, et ce, avec trois enfants à leur charge. Je suis reconnaissante d’avoir eu un modèle féminin qui m’a montré que cette voie du partage était possible.» Mais devenir une maman entrepreneure ne se fait pas sans conséquence, nous dit-elle. «Pour moi, il n’a pas été question de choix, mais j’ai dû être réaliste. J’ai eu un premier accouchement extrêmement difficile physiquement et j’ai mis des mois à m’en remettre. On devait aussi ajouter à ça la pression de gérer une entreprise au tout début de la COVID-19. C’était loin d’être un rêve. Avec du recul, j’en arrive à constater qu’il n’y a pas assez de soutien offert aux femmes entrepreneures ou aux femmes qui travaillent et qui souhaitent reprendre le travail après le congé de maternité.»

aurelieAurelie Sauthier / Photo: Andreanne Gauthier

Bien que pour Aurélie Sauthier, il ne soit pas question de frein ou de choix, il reste que la maternité est un enjeu pour beaucoup de femmes dans le monde. À en croire un article datant du 5 mai 2022 et signé par la cheffe économiste de LinkedIn, Karin Kimbrough, les femmes ont bel et bien fait des progrès considérables ces dernières années en matière de leadership et de représentation dans les conseils d’administration. « [Or,] une nouvelle étude LinkedIn suggère que les femmes commencent à perdre pied dans l’échelle du leadership après les 10 premières années de leur carrière.» L’étude a examiné le parcours de milliers de femmes dans plusieurs pays du monde qui ont cherché à accéder à des postes de leadership et a constaté qu’il y avait une période de 10 ans durant laquelle leurs chances étaient plus favorables. Karin Kimbrough est d’ailleurs assez catégorique: «Pour une femme qui accède à la direction en 10 ans de carrière, on peut dénombrer près de deux fois plus d’hommes (1,8) qui y parviennent. Et cet écart s’accroît encore plus avec l’expérience. Pour une femme qui accède à un poste de leadership en 20 ans de carrière, on compte plus de deux fois plus d’hommes qui y parviennent (2,2). D’une certaine manière, nous constatons que les femmes qui ne sprintent pas au début de leur carrière pour atteindre les premiers rangs ont tout simplement de moins en moins de chance de grimper dans les échelons. Ironiquement, cette diminution des opportunités de leadership après 10 ans de carrière coïncide avec le moment où de nombreuses femmes décident de fonder une famille et d’assumer les responsabilités qui viennent avec.»

La petite histoire derrière la pression sociale
«Il ressort clairement de nos conclusions que les femmes qui aspirent à occuper des postes de direction au sein de leur entreprise subissent très tôt dans leur carrière une pression énorme pour “réussir” à atteindre le sommet, explique la cheffe économiste.» Cette pression, aussi appelée la charge du Deuxième sexe par l’une des premières à condamner la pression sociale liée à la maternité, Simone de Beauvoir, n’est encore pas étrangère aux femmes, rapporte la philosophe et chercheuse Olivia Gazalé dans son livre Le mythe de la virilité: « La pression sociale à la procréation reste forte [encore aujourd’hui] ; la maternité reste un idéal social, peut-être même d’autant plus valorisé qu’il est devenu optionnel. Faire un enfant [...], devenir une working mum, voilà qui fait de la femme d’action une femme réellement accomplie [miroitant] l’image d’une femme surhumaine, capable de tout concilier, grâce à son dynamisme et son sens de l’organisation. » Même si une des victoires du féminisme a été de permettre une certaine dissociation entre la femme et la mère, un discours internalisé ambiant est toujours là, rappelle Aurélie Sauthier: «Les phrases que je peux entendre parfois me donnent des frissons. À plusieurs égards, je ressens du jugement ou de la pression: soit ça se manifeste par un manque d’empathie; on s’attendrait à plus de moi, presque à ce que j’accouche le cellulaire à la main; soit c’est de la pitié envers ce congé de maternité que je choisis d’écourter parce que j’ai envie de me réaliser sur le plan professionnel. Je pense que tant que la société attendra davantage des femmes par rapport aux enfants, on aura toujours un déséquilibre sur l’égalité homme/femme dans le monde du travail.»

Déconstruire le sentiment de culpabilité
Pour la fondatrice de l’organisme La Gouvernance au féminin, Caroline Codsi, il faut que les femmes apprennent à se défaire de cette pression qui, selon la femme d’affaires, vient aussi d’elles-mêmes. « J’ai l’impression qu’une partie de la réponse à ce problème social se trouve dans les charges que les femmes se mettent elles-mêmes sur les épaules. Très souvent, on le voit, il y a un sentiment de culpabilité chez les femmes qui fait qu’elles sont plus enclines à être les principales responsables des enfants. Mais ce n’est pas toute la réponse et il y a d’autres facteurs qui doivent être pris en compte, j’en suis consciente. J’ai tout simplement l’impression qu’une femme, au Québec, peut apprendre à repenser certains mécanismes intégrés. Après, il faut apprendre à déléguer, il faut de l’ouverture chez son ou sa partenaire, et surtout, il faut savoir quand aller chercher de l’aide. » Très consciente des enjeux et de la pression extérieure mise sur les femmes, Caroline Codsi rappelle que sa propre expérience n’a pas été tout à fait rose : « Il y a mille façons de concilier l’ambition professionnelle et la famille. Pour ça, il faut faire des choix et il faut être créative. Si une femme monoparentale issue de l’immigration y est parvenue, alors c’est possible. J’imagine qu’à mes yeux, il s’agit de déconstruire nos peurs, notre culpabilité surtout et de mettre en place des pistes de solutions. »

carolineCaroline Codsi

Du côté de l’entreprise : écoute et flexibilité
Est-ce que les entreprises en font assez pour aider les mères à s’accomplir dans leur parcours professionnel ? Selon Garance Fielding Philippe (le bec), «la conversation entourant la parentalité n’est pas encore terminée. Chose certaine, ça va avec la culture d’entreprise. Donc, c’est relatif. Il n’y a pas de réponse claire à cette question.» Est-ce que les gens vous contactent pour de l’aide ? «On se fait surtout contacter pour tout ce qui a trait au retour du “congé de maternité”. Je mets des guillemets ici parce que je trouve que le terme congé n’est pas tout à fait approprié. Ce ne sont pas des vacances. Entendons-nous. Et si je me fie à ce qu’Ève Brunet, CRHA et consultante RH chez rhum m’a dit, ça peut prendre au moins trois mois à “revenir” d’un congé de maternité d’un an. » Trois mois ? Le retour est difficile ? «Oui, renchérit Garance Fielding Philippe, un an d’absence, c’est long. Il peut s’en être passé des affaires ! Des collègues qui partent, des nouveaux processus, un nouvel organigramme à l’interne. Pour une personne qui revient, ça peut être beaucoup. On a aussi peut-être pas le cerveau aussi allumé qu’avant, étant donné qu’un enfant en bas âge, ça ne dort pas toujours bien ses nuits ou ça ramène toutes sortes de maladies de la garderie. D’ailleurs, plusieurs spécialistes en RH recommandent de mettre en place un processus d'onboarding pour les retours de maternité. L’idée ici, c’est la bienveillance. On considère que cette personne qui revient doit être remise en poste comme on le ferait avec une nouvelle employée. Si on fait preuve de flexibilité, d’écoute et qu’on communique bien avec ces femmes, je pense qu’on est sur la bonne voie.» Peut-être que c’est là une piste de réponse: et si la société se mettait un peu plus à considérer la parentalité comme un emploi à temps plein et à laisser plus de place à la conciliation entre cette vie et celle qu’on mène au travail ?

Quelques pourcentages sur la route vers l’égalité des femmes en milieu de travail

  • 31 %: Le pourcentage de femmes qui occupent un poste de direction dans le monde. C’est le nombre le plus élevé jamais enregistré.
  • 86/100: Pour 100 hommes promus à un poste de leadership, on compte 86 femmes promues à un poste de même niveau au Canada et aux États-Unis.
  • 57: Les femmes représentent 57 des 523 membres de la haute direction nommés parmi les 100 plus grandes sociétés canadiennes cotées en bourse en 2023. C’est la première fois que le nombre dépasse la barre des 10 %.
  • 3h42 : En moyenne, au Canada, les femmes consacrent quotidiennement 3h42 minutes à un travail non rémunéré, contre 2h27 minutes pour les hommes. Si on cumule ces heures à la semaine de travail de 37,5 heures, les femmes cumulent donc en moyenne plus de 54 heures par semaine de travail rémunéré et non rémunéré.

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