L’aviez-vous remarqué? De plus en plus d’influenceur·ceuses expriment publiquement le besoin de prendre une pause des réseaux pour des raisons de santé mentale. Comment en sommes-nous rendu·es là? Et surtout, le bouton pause est-il nécessaire pour le bien-être en 2023?

2010
Vous rappelez-vous de 2010? C’est l’année où le hit «Tik Tok» de Kei $ha était au top du palmarès Billboard. Ironique, parce que c’est aussi l’année de la création d’Instagram. Et comme le rapportait si bien le topo de The Guardian en 2020,  au cours de la décennie qui a suivi l’invention d’Instagram, les médias sociaux ont radicalement changé nos vies.» On était alors loin de se douter qu’un autre réseau social, TikTok, réinventerait lui aussi 13 ans plus tard de nouveaux codes – tout en exacerbant ceux en place.

«Les réseaux sociaux ont changé nos vies»
Radicalement ? Oui. À en croire l’autrice et journaliste Jennifer Padjemi dans son essai Féminismes & Pop culture, la création d’Instagram a mis de l’avant de nouveaux codes: «le rapport des gens avec leur apparence n’a jamais été aussi prédominant que pendant ces années-là (2010 et +). Portable en main, ils et elles documentent leur quotidien en temps réel. [...] C’est une addiction. Passer une heure à modifier une photo pour publier la meilleure version de soi-même. Transformer son compte en musée à selfies. Se maquiller pour Instagram. Attendre ces likes d’inconnu·es qui apportent une décharge de dopamine. Poster, poster, poster, avec un impact direct sur la santé mentale et les troubles dysmorphophobiques qui se traduisent par une vision déformée de son image. Se trouver plus gros, plus moche, moins désirable.» C’est une roue qui tourne… et qui ne ralentit jamais.

Jennifer Padjemi n’est pas la seule à s’intéresser aux fameux changements apportés par les réseaux sociaux dans nos vies. Des études de plus en plus approfondies travaillent à démontrer des liens entre la dégradation de la santé mentale et la fréquence d’utilisation des réseaux sociaux en se basant sur des indices de bien-être, tel le sommeil et l’estime de soi.

Le journaliste et psychologue
Jonathan Haidt a d’ailleurs bien expliqué dans un article de The Atlantic les impacts qu’ils peuvent avoir sur les jeunes, en particulier: «La prépondérance des preuves suggère que les médias sociaux causent de réels dommages aux adolescent·es.» Ce faisant, le psychologue montre du doigt le fait que les mots «santé mentale» et «réseau sociaux» sont de plus en plus interreliés. Et plusieurs études appuient cette corrélation: l’utilisation des médias sociaux peut mener à des problèmes d’images corporelles et des troubles alimentaires chez les jeunes. Comment en sommes-nous arrivé·es là ?

Monétiser l’influence
Depuis le début des années 2020, les grandes entreprises comme Instagram, TikTok et YouTube, ont accéléré la création de fonctionnalités visant à rémunérer les créateur·rices de contenus. Même que la popularité de TikTok, dont les outils et les algorithmes permettent de générer des audiences massives, a déclenché une véritable compétition entre les grandes plateformes sociales de ce monde. Cette course à la monétisation se transforme en une guerre d’attraction qui vise à charmer et à garder les créateur·rices sur sa plateforme. Et puis un message général se répand pour celles et ceux qui veulent créer du contenu: on vous invite à créer, on vous paie même pour le faire, mais soyez-en bien averti·es : vous devez produire beaucoup de contenu, souvent, et ce contenu doit être massivement consommé. Ceci est la roue, c’est nous qui la faisons rouler, embarquez avec nous ou partez.

«Une industrialisation au sens d’usine»
Un phénomène rattrape cependant la roue et des grands noms de l’influence délaissent peu à peu les réseaux sociaux, et ce, pour prendre une pause. Qu’on pense au youtubeur suédois PewDiePie, qui a quitté un moment sa plateforme chouchou à cause d’un épuisement professionnel; ou à la jeune ontarienne Elle Mills qui, elle, a tout simplement délaissé sa carrière d’influenceuse parce qu’elle souffrait « d’un profond malaise»…

De plus en plus, on sent clairement un besoin grandissant de nommer cette «industrialisation au sens d’usine», dont parle le professeur de communication à l’UQÀM, Camille Alloing. En entrevue à Radio-Canada, le chercheur, qui s’intéresse au travail émotionnel des influenceur·euses, interroge la fonction des algorithmes, «qui vont changer constamment leur manière de calculer, de pondérer, de hiérarchiser les données [menant] à une espèce de course constante où, moins on publie, moins les algorithmes vont mettre en visibilité ce qu’on produit.» Résultat: c’est la santé mentale des individus qui écope.

Cette idée est partagée par Emmanuelle Parent. Pour la directrice générale du CIEL et docteur en communication, «personne n’est fait pour travailler tous les jours. Or, quand tu es influenceur·ceuse et que tes outils de travail sont les réseaux sociaux, tu dois te soumettre aux impératifs dictés par les algorithmes. Autrement, c’est illogique: ce qui est le plus profitable pour ton entreprise, c’est ta présence sur les réseaux, et c’est pourquoi on peut difficilement imaginer des créateur·rices de contenu qui ne sont pas tributaires des algorithmes.»

emmanuelleEmmanuelle Parent, directrice générale du CIEL et docteur en communication / Crédits: Alexandre Champagne

Play, Fast forward, mais pas de bouton pause
Quand on choisit de créer du contenu comme métier, on s’expose donc à ces impératifs? «En fait, ça va plus loin que ça, selon moi. Quand tu es influenceur·ceuse, ce que tu présentes au monde, sur les réseaux sociaux, c’est toi-même, renchérit Emmanuelle Parent. Le like, c’est une monnaie d’échange, ça représente, voire ça calcule l’engagement de la communauté envers un produit qui, ici, est ta vie. Ta personne. Cet indicateur de vanité peut amener à changer la perception qu’on a de soi-même.» Dans quel sens ? «Au sens où on peut se mettre à poser un regard sur soi à travers des indicateurs économiques. Penser sa valeur en like, c’est se soumettre à un système de valorisation variable et surtout, imprévisible.» Pour la directrice générale du CIEL, la pression sur les créateur·rices de contenu est énorme, puisque la frontière entre la vie professionnelle et la vie personnelle est flouée. «On a parfois tendance à critiquer le travail de ces gens-là. On voit apparaître une vidéo de 90 secondes où unetelle se filme dans son salon, et on se dit que ça ne représente pas de travail, alors qu’en réalité, créer du contenu comme ça tous les jours, c’est énorme. Il faut penser, conceptualiser sa capsule, puis la mettre en place et l’éditer. Ça c’est une chose, après il faut gérer la communauté. C’est un travail qui ne peut pas cadrer dans une semaine de 9h à 5h, du lundi au vendredi.»

La pause, un outil d’autodéfense numérique
Et alors, l’épuisement professionnel est-il inévitable? «Quand j’apprends que de plus en plus d’influenceur·euses prennent des pauses, je ne suis pas surprise.» Pour Emmanuelle Parent, cette réflexion entourant la déconnexion devrait être plus encadré : «je ne suis pas experte en droit du travail, mais c’est inscrit dans la loi; une personne qui occupe un emploi a droit à des vacances. Le fait de prendre des distances de son travail est reconnu pour être un besoin fondamental et un bienfait pour la santé mentale. Alors oui, on peut se demander si la structure des réseaux sociaux, avec le fonctionnement complexe des algorithmes, ne prédit pas automatiquement un burnout pour les influenceur·euses.» Mais le capitalisme ne dort pas. «Non. Et j’aimerais bien voir un outil se développer au sein des plateformes: un bouton “pause” sur lequel les créateur·rices pourraient appuyer, et qui suspendrait leur compte des calculs algorithmiques le temps des vacances. La responsabilité doit aussi aller du côté des plateformes, qui doivent d’abord reconnaître l’épuisement de celles et ceux qui rapportent de l’argent.» Et la déconnexion, à ton avis, c’est nécessaire? «Je pense que c’est tellement différent d’une personne à l’autre. Mais une chose est certaine: je crois qu’on doit saisir l’opportunité apportée par cette discussion pour prendre des moments pour réfléchir à nos valeurs. Prendre une pause, ça peut aussi rimer avec prendre un temps d’arrêt. Et ça, ça peut vouloir dire prendre du temps pour en parler avec les gens qu’on aime. Prendre du recul sur nos habitudes et en parler avec les autres en se comparant, mais comparer aussi quel genre de contenu nous fait du bien… C’est un pas vers une utilisation saine des réseaux sociaux.» Une discussion hors de la roue, histoire de se permettre d’avancer mieux.

RS