Dans leur soif insatiable de primeur, il est courant que les entreprises médiatiques rédigent des articles nécrologiques sur des personnalités publiques encore vivantes. Morbide certes, mais le journalisme est une course contre la montre, et la mort est la seule certitude.

Cela étant dit, le journalisme lui-même n’échappe pas au présage de sa mort. On a prophétisé le trépas de sa forme écrite à l’avènement de la radio, puis de sa forme radiophonique à l’invention de la télévision. On s’est encore dit « ça y est » à l’arrivée du Web 1.0 et on lui a commandé des couronnes mortuaires sur Amazon à l’ère du Web. 2.0.


Le quatrième pouvoir est-il devenu la 
cinquième roue du carrosse ?


Malgré sa mauvaise presse, le journalisme demeure un pouvoir nécessaire à la démocratie. N’en demeure pas moins qu’il est en crise. Difficile d’ignorer le trou béant qu’y ont laissé les annonceurs en quittant le navire médiatique à la hâte pour rejoindre les plateformes Web. Un trou de 50 millions entre 2006 et 2012 pour les diffuseurs québécois dits « grand public ».

Le journalisme fait d’abord face à une crise de l’attention. Nous sommes – le public – sollicités de toute part, en continu. L’industrie de l’information se bat pour sa part de marché dans notre attention papillonnante. Le paysage médiatique déjà restreint se concentre davantage. Les gros poissons achètent les petits et délaissent le papier pour le numérique. Encore récemment, on apprenait que Rogers Média se départait du magazine L’actualité pour se concentrer sur la diffusion de contenu Web.

Toute la nuance est là, entre journalisme et diffusion de contenu. « Les réseaux sociaux ne peuvent pas remplacer le journalisme », assure Bertrand Labasse, professeur à l’Université d’Ottawa. Très au fait des défis auxquels fait face la profession qu’il exerce depuis plus de 30 ans, M. Labasse est réaliste, mais pas résigné.

Si la diffusion de contenu est désormais à la portée du quidam moyen, le « journalisme citoyen » n’en est pas un. Le journalisme ne se résume pas à rapporter des faits; sa mission consiste à outrepasser le « quoi » pour aborder le « comment ». Le journaliste raconte le complexe avec simplicité et rigueur; il vulgarise sans raccourci. C’est un art et c’est bien connu que l’art ne meurt jamais.

Bertrand Labasse, Professeur, Université d’Ottawa

Quel avenir pour l’information au Québec ?


L’information a sans contredit une valeur marchande, mais elle a la tâche difficile de se vendre deux fois : une fois aux lecteurs et une fois aux annonceurs. La question demeure donc entière : comment le journalisme peut-il se démarquer du simple contenu dans un flux incessant et surtout gratuit d’information numérique ?

Difficilement, admet M. Labasse. « J’ai beaucoup de respect pour mes amis éditeurs qui font face au prédateur », dit-il en référence aux réseaux sociaux. On voit d’ailleurs de plus en plus de médias d’information consacrer une portion croissante de leurs pages ou de leur programmation au contenu non-journalistique. À raison ou à tort, « l’infotainment » est le compromis le plus viable qu’ont trouvé les entreprises médiatiques pour survivre tout en continuant d’informer. C’est ainsi que le Journal de Montréal a lancé Le sac de chips.

L’émission Gravel le matin sur la Première chaîne compte désormais dans son équipe des « humeuristes » – dont je suis – et ainsi des « influenceurs », chroniqueurs, blogueurs et vlogueurs de toutes veines se voient octroyer des tribunes dans les grands médias. Je pense entre autres au brillant Rabii Rammal, publié dans le tirage dominical de La Presse.

« Ça n’empêche en rien les entreprises médiatiques de faire du bon journalisme », rectifie M. Labasse. Un média peut donner dans l’éditorial et le fait divers sans pour autant hypothéquer la qualité des papiers journalistiques. « Il y a des entreprises médiatiques dont le virage numérique a été bien fait et celles-là se portent bien », assure-t-il. Plus encore, M. Labasse souligne que c’est une décision efficace dans la mesure où elle réussit à attirer la population vers les médias d’information.

Le Journal de Montréal, par exemple, qu’importe l’opinion qu’on puisse en avoir, réussit ce que ses concurrents se tuent à faire : rejoindre un large auditoire. « Être informé, c’est être libre », disait René Lévesque. En ce sens, la capacité des médias grand public à faire cheminer l’information plus loin que leurs concurrents est une victoire en soi.

Et les journalistes, dans l’histoire ?


Il y a 50 ans, ils se sont opposés en bloc à l’acquisition des médias par des entreprises. Aujourd’hui, ils sont une poignée d’empires à se séparer la tarte et la profession de journaliste est plus précaire que jamais. Ils travaillent à la pige et sont soumis à des contraintes croissantes de temps, d’espace et de budget. Résultat : les journalistes sont fragilisés et la ligne devient floue entre le devoir journalistique et le respect des politiques de la rédaction.

Le véritable danger, comme le rapportait Alain Saulnier dans Le Devoir en 2012, ce sont les valeurs corporatistes qui guettent les journalistes. « De nos jours, déplore-t-il, les propriétaires des médias exigent […] une adhésion absolue à l’entreprise et à ses valeurs, quoi qu’en pense le journaliste à son emploi. »

D’un côté, les journalistes sont soumis aux intérêts des corporations et de l’autre, aux intérêts des gouvernements. Au printemps dernier, Vice Media se voyait ordonner par la cour ontarienne de révéler ses sources à la GRC concernant une enquête sur un terroriste présumé.

La liberté de presse et la protection des sources sont des piliers du journalisme. Alors que chaque progrès technologique remet sur le dessus de la pile l’avis de décès depuis longtemps rédigé du journalisme, la véritable question qui se pose est la suivante : quel pouvoir reste-t-il aux journalistes pour maintenir la presse en vie ?